Kamal Hachkar : « Les Amazighs se cachent derrière la musique pour raconter l’amour »
Dans « Tassaynou Tayranou », le réalisateur marocain passe au peigne fin le patrimoine artistique des Amazighs, pour comprendre leur conception de l’amour. Il en ressort un documentaire émouvant, où l’on voit que tout ce qui ne se dit pas chez les Amazighs peut être chanté.
Avec son road-movie musical sur l’amour chez les Amazighs, diffusé, dimanche 5 février, sur la deuxième chaîne de télévision marocaine, le réalisateur Kamal Hachkar nous a plongé dans un univers émouvant, où différentes générations de Berbères livrent leurs plus profond sentiment sur l’amour. De Tinghir à Demnate, au fin fond de l’Atlas, il a rapporté des séquences de vies, où l’on voit l’amour célébré dans des poèmes sublimes, qui font partie d’un patrimoine menacé d’oubli.
À l’occasion de la fête des amoureux, célébrée ce mardi 14 février dans de nombreux pays, il nous a accordé une interview. Pour le réalisateur, la relation des Amazighs à l’amour est une relation artistique, ancestrale, mais elle est actuellement menacée par le conservatisme ambiant.
Jeune Afrique : À l’ère des interdits et des tabous religieux, comment les Amazighs expriment-ils l’amour ?
Kamal Hachkar : Ils l’expriment en puisant dans leur culture ancestrale, notamment dans leur poésie. C’est pour cela que je me suis intéressé à une poétesse nommée Mririda N’ait Attik, qui aurait vécu dans les années 1920 dans le Haut Atlas et qui aurait été découverte par un instituteur français, René Euloge. Ce dernier l’avait entendu déclamer ses chansons sur l’amour dans un souk de la ville d’Azilal et les a consignées dans un livre, Les Chants de la Tassaout.
Mon enfance a été bercée par les textes de cette poétesse, que je trouvais d’une grande liberté de ton. Elle parlait d’amour, de sexualité, de sensualité…toujours à travers de très belles métaphores. En grandissant, j’ai pu élargir mon répertoire sur d’autres poètes amazighs qui ont célébré l’amour dans leurs œuvres comme Hadda Ouakki, la passionaria de l’Atlas, ou le monstre sacré de la chanson amazigh, Mohamed Rouicha.
Pourquoi ces textes sont-ils tombés en désuétude?
L’école ne joue pas son rôle de transmission. Il n’est pas normal que les gens ne connaissent pas Mririda N’ait Attik, puisque René Euloge lui a consacré un livre. Au delà des artistes amazighs, qui connaît Mohamed Choukri, l’auteur du pain nu ? Qui connaît l’écrivain Edmond Amran El Maleh ? Le vrai problème est qu’on n’arrive pas à inculquer l’héritage de ces grands de la littérature marocaine à nos enfants, faisant le jeu d’un conservatisme ambiant qui a dénaturé les rapports hommes/femmes.
L’amour fait partie de l’intimité des gens. N’est-ce pas ce qui explique plutôt l’occultation de cet héritage ?
Non, je dirais plutôt que la culture amazigh est une culture orale, menacée de disparition si on ne la transmet pas. Si cet instituteur français n’avait pas croisé le chemin de Mririda, les chants de cette dernière n’auraient jamais été connus. Aujourd’hui, le patrimoine amazigh est en train de renaître grâce aux sociologues et anthropologues, qui commencent à s’y intéresser.
Justement, y a-t-il une différence entre l’expression de l’amour chez les Amazighs et dans les autres cultures ?
Il n’y a pas de vie sans amour, comme on dit. Des thèmes comme l’attente, la souffrance, la séparation avec l’être aimé existent dans toutes les cultures. Chez les Amazighs, ils sont chantés à travers des métaphores.
Pourquoi à travers des métaphores ? Est-ce par pudeur ?
Oui, la notion de hchouma (la honte) est présente, même si elle n’était pas aussi forte dans le passé. Quand j’étais petit et que j’allais dans mon village natal à Tinghir, les rapports hommes/femmes étaient moins complexes. Aujourd’hui, l’avancée de la religiosité est telle qu’elle se traduit même dans la tenue vestimentaire (burqa, hijab à l’orientale, tenue afghane…). Je suis à chaque fois estomaqué lorsque des islamistes nous accusent (nous les modernistes, ndlr), de vouloir importer le mode de vie occidental au Maroc. Ce n’est pas vrai. Nous voulons juste reconnecter les Marocains avec leur histoire multiple.
Il est temps que le patrimoine amazigh sorte de son aspect folklorique et raconte le vécu réel des gens.
Quelle est l’expression qui traduit l’amour chez les Amazighs ?
Il y a, entre autres, le mot tassaynou qui veut dire mon foie. Une expression utilisée aussi chez les arabes. Je pense que c’est en référence à un organe central dans le corps, quelque chose de vital.
Y a-t-il une différence entre les hommes et les femmes amazighs dans leur description de l’amour ? Et entre les jeunes et les vieux?
Dans mon documentaire, on le voit, les personnes âgées sont plus libres de parler de cette thématique. Peut-être parce qu’elles ont de l’expérience. Les hommes sont toutefois plus réservés, car ils n’ont pas l’habitude de parler de ces sujets en public. Je pense qu’ils ont le sentiment de livrer aux femmes leurs fragilités en parlant d’amour.
Les gens parlent d’amour dans l’art oral mais en font un tabou dans leur vie de tous les jours, comment expliquer ce paradoxe?
C’est paradoxal en effet. Je n’en revenais pas en découvrant un poème amazigh qui sublimait l’acte sexuel dans ses moindres gestes, avec la métaphore du roseau qui renvoie au sexe de l’homme. Les gens se cachent derrière la musique pour raconter l’amour. C’est une forme de déguisement, comme dans les danses communes des troupes d’Ahwach où femmes et hommes dansent ensemble, se renvoient des paroles amoureuses, mais sans vraiment se sentir impliqués. Nous sommes dans la mise en scène.
Dans mon documentaire, je parle d’un rituel de drague qui s’appelle takerfi, pratiqué par les tribus des Ait Amgherad et des Ait Atta, où femmes et hommes se donnent rendez-vous dans des lieux bien précis pour se parler. Cela ressemble à l’amour courtois qui a existé en France au Moyen-âge. Dans ces lieux, ils essaient de se rapprocher les uns des autres en déclamant des textes poétiques. En chantant son amour, l’homme annonce à sa dulcinée qu’il aimerait la connaître un peu plus.
L’amour est-il donc fait juste pour le chant ?
On peut avoir cette perception en effet, puisque l’école n’a pas joué son rôle de transmission. À l’exemple des Amazighs, je suis sûr que les Sahraouis et les Jbalas (habitants des montagnes du Nord du Maroc, ndlr) ont leur manière de chanter l’amour. Depuis la nuit des temps, les amoureux ont imaginé des subterfuges pour se rencontrer et se parler. Mais cet héritage est occulté. Il est temps que le patrimoine amazigh sorte de son aspect folklorique et raconte le vécu réel des gens. Regardez cette voix extraordinaire qu’est Hadda Ouakki ! Incontestablement, elle est la Nina Simone du Maroc. Mais elle n’a pas la place qu’elle mérite.
Comment pouvez-vous décrire la relation des jeunes Amazighs avec l’amour ?
Dans l’ensemble, la perception de l’amour chez les jeunes a changé avec les réseaux sociaux. Mais je ne peux pas dresser un portrait type. Très souvent, quand j’évoque le mot « Amour », leur première réaction est la pudeur. Ils ont un sourire gêné et se sentent perturbés, surpris par le fait qu’on les questionne aussi directement sur un sujet qui n’est jamais abordé chez eux. Il fallait que je les mette à l’aise pour qu’ils puissent se livrer devant ma caméra. Leurs réactions sont donc très différentes.
Certains femmes ont associé l’amour au mariage. « Point de mariage, point d’amour! », m’ont-elles dit dans un rire coquin. Ce qui est normal dans un pays où les relations extra-conjugales sont prohibées. Mais face à elles, il y avait, par exemple, cette jeune fille qui portait une casquette et qui disait qu’on pouvait très bien rencontrer un garçon juste pour passer du temps et s’amuser. Pour elle, le mariage ne doit pas forcément conclure une rencontre amoureuse. Dans d’autres témoignages, l’amour était associé à l’amitié, à l’accompagnement…
Y a-t-il une différence dans la perception de l’amour entre les garçons et les filles que vous avez rencontrés ?
On dit que les filles sont plus romantiques. Mais ce n’est pas toujours vrai. J’ai pu parler à un jeune berger de 14 ans qui était prêt à mourir pour sa Hadda (le prénom de son amoureuse, ndlr). Je l’ai interviewé à côté du le lac d’Imlchil, un village connu pour son festival de fiançailles et son histoire d’amour légendaire entre Isli et Tislit, les Roméo et Juliette des Amazighs. Quand je lui ai demandé ce qui lui plaisait chez son amoureuse, il m’a répondu : « sa bouche, sa manière de parler, sa présence ». Il m’a dit « qu’elle lui manquait quand elle n’était pas là ». Il était habité par elle. C’était un moment émouvant.
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