Sénégal – Procès Karim Wade : le procureur spécial Alioune Ndao limogé

Alors que le procès de Karim Wade pour enrichissement illicite est en cours depuis trois mois et demi, le procureur spécial Alioune Ndao, qui portait l’accusation depuis deux ans, a été brutalement remplacé sur décision du président Macky Sall. Sans la moindre explication.

Alioune Ndao avait été nommé procureur de la CREI en 2012. © AFP

Alioune Ndao avait été nommé procureur de la CREI en 2012. © AFP

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Publié le 12 novembre 2014 Lecture : 5 minutes.

Il s’en allé comme il était venu. Mardi 11 novembre, c’est par un décret que le président Macky Sall a mis fin aux fonctions du magistrat Alioune Ndao, qu’il avait nommé en 2012 procureur de la Cour de répression de l’enrichissement illicite (CREI), la juridiction spéciale chargée de juger le fils de l’ancien président Abdoulaye Wade.

Pendant six mois, cet ancien commissaire de police reconverti dans la magistrature avait conduit de façon discrétionnaire l’enquête préliminaire contre Karim Wade et ses présumés complices avant de passer le relais, en avril 2013, à la Commission d’instruction de la CREI, dont les magistrats semblent s’être globalement ralliés à sa conviction que l’ancien "ministre du Ciel et de la Terre" avait acquis de manière occulte un patrimoine faramineux par l’entremise de prête-noms.

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Mardi 11 novembre au matin, après avoir consulté son téléphone portable, le président Henri Grégoire Diop a suspendu l’audience une dizaine de minutes avant l’horaire habituel de la pause déjeuner : "Nous avons une urgence", a-t-il sobrement déclaré. Une heure plus tard, la presse sénégalaise recevait par courriel un communiqué officiel du ministère de la Justice confirmant "la décision du président [de la République] de mettre fin aux fonctions du procureur Alioune Ndao et son remplacement par Cheikh Tidiane Mara", un magistrat ayant officié pendant 17 ans au Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) avant de revenir au Sénégal en 2013, où il occupait depuis lors la fonction de Directeur des services judiciaires au ministère de la Justice.

Curieux timing

Le timing de ce remplacement pouvait sembler curieux puisqu’il coïncidait avec la déclaration de politique générale du Premier ministre Mahamed Boune Abdallah Dionne devant l’Assemblée nationale. Au ministère de la Justice comme dans l’entourage du président de la République, aucune source officielle n’était en mesure d’expliquer la raison de cette éviction – inédite en matière pénale, aux dires d’un avocat de la défense. À la reprise de l’audience, en début d’après-midi, le président Diop décidait de suspendre le procès jusqu’au 1er décembre, la Cour étant "incomplète".

De source proche du procureur spécial, les raisons de son éviction ne tiendraient pas au procès Karim Wade, mais à sa façon d’envisager les autres poursuites engagées par la CREI contre des officiels sénégalais.

Pourquoi le pouvoir exécutif a-t-il limogé le procureur spécial en plein procès, au risque de se tirer une balle dans le pied ? En l’absence d’explication officielle, chacun en est réduit aux conjectures. Mais de source proche du procureur spécial, les raisons de son éviction ne tiendraient pas au procès Karim Wade, mais à sa façon d’envisager les autres poursuites engagées par la CREI contre des officiels sénégalais – dont la source de Jeune Afrique préfère taire le nom. Il se serait en effet heurté à sa hiérarchie car il ne voulait pas d’un deux poids, deux mesures. "Or la Chancellerie entendait protéger certaines personnes." Mardi, Alioune Ndao a appris son remplacement par les médias mais il n’en a pas été surpris outre mesure", révèle la même source.

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Il est vrai que depuis sa nomination, il a commis un certain nombre d’impairs de nature à contrarier sa hiérarchie. Des novembre 2012, le magistrat s’était distingué lors d’une conférence de presse en jetant en pâture aux médias les noms de plusieurs responsables du PDS soupçonnés de prévarication, sans grande considération pour la présomption d’innocence. Au cours des mois suivants, il allait persister dans la voie d’une enquête à charge sans concession, privant de la possibilité de sortir du territoire plusieurs suspects et témoins et échafaudant une thèse controversée attribuant à Karim Wade la propriété occulte de divers comptes bancaires ou sociétés sans avoir réuni préalablement les éléments tangibles qui lui auraient permis de soutenir efficacement son accusation lors d’un procès.

Une accusation perclue de faiblesses

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C’est ainsi qu’après avoir décrété – sur la foi de bribes de témoignages – que la filiale sénégalaise de Dubai Port World (DPW), troisième groupe portuaire au monde et propriété de l’émirat de Dubai, appartenait en réalité à Karim Wade – une accusation farfelue abandonnée par la commission d’instruction au moment du renvoi –, le procureur Ndao avait placé l’exécutif sénégalais en position délicate avec DP World, dont la filiale avait obtenu la concession en 2008 du terminal à conteneurs du port de Dakar.

Parmi les autres faiblesses de l’accusation, la longue listes de sociétés (comme Aviation Handling Service, AHS) et de comptes bancaires monégasques appartenant officiellement à Ibrahim et Karim Aboukhalil-Bourgi, héritiers d’une des familles libanaises les plus fortunées du Sénégal, amis présumés détenus en sous-main par Karim Wade en raison de la proximité d’Ibrahim Aboukhalil (surnommé Bibo Bourgi) avec le fils d’Abdoulaye Wade. Ou encore la découverte, à quelques jours du renvoi de Karim Wade devant la CREI, en avril 2014, d’un mystérieux compte bancaire à Singapour crédité de 47 milliards de FCFA mais dont aucune preuve probante ne permet d’authentifier qu’il appartient bien au fils de l’ancien président.

Quant à la gestion calamiteuse du dossier médical de Bibo Bourgi, principal complice présumé de Karim Wade qui attendait depuis plus d’un an une évacuation sanitaire vers la France pour cause de pathologie cardiaque aggravée mais dont la CREI a attendu le 1er octobre, deux mois après l’ouverture du procès, pour l’autoriser à aller y recevoir les soins adéquats, Alioune Ndao y a aussi sa part de responsabilité, même s’il la partage avec ses collègues de la Commission d’instruction et de la Cour. Selon des sources convergentes proches de la CREI et de la présidence de la République, ce bras de fer entre la Chancellerie (où officie Sidiki Kaba, ancien président de la FIDH qui présente par ailleurs la particularité d’avoir été l’un des avocats de Bibo Bourgi) et le procureur spécial (qui a, dans un premier temps, refusé de se plier aux instructions du ministère de la Justice, qui préconisait depuis mai 2014 d’autoriser le départ en France de Bibo Bourgi), pourrait expliquer la disgrâce d’un procureur spécial qui, selon une source bien informée, "n’en a fait qu’à sa tête".

Si les motifs réels de ce rebondissement sont encore obscures, une chose était sûre, ce mardi soir : le procès de Karim Wade reprendra opportunément le 1er décembre, au lendemain du sommet de l’Organisation internationale de la Francophonie, prévu les 29 et 30 novembre à Dakar.

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Mehdi Ba, à Dakar
 

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