Tunisie – Tawfik Jelassi : « Un gouvernement de technocrates éviterait les déchirements internes »

Aujourd’hui professeur de stratégie et de management de la technologie à l’IMD Business School à Lausanne, en Suisse, l’ancien ministre Tawfik Jelassi suit de près l’actualité tunisienne. Et nous en livre son analyse, trois ans après son passage au gouvernement.

Tawfik Jelassi, professeur à l’IMD Business School à Lausanne et ancien ministre tunisien. © D.R

Tawfik Jelassi, professeur à l’IMD Business School à Lausanne et ancien ministre tunisien. © D.R

Publié le 28 février 2017 Lecture : 7 minutes.

Noël 2013. Juste avant d’embarquer pour des vacances familiales en Floride, le doyen de l’École nationale des Ponts et Chaussées à Paris reçoit un coup de fil pour le moins inattendu : Mehdi Jomâa, fraîchement nommé à la tête d’un gouvernement intérimaire de technocrates en Tunisie, fait appel à ses services pour une « mission à durée déterminée » d’un an – entre janvier 2014 et janvier 2015 -, jusqu’à la tenue de nouvelles élections présidentielle et législatives, avec interdiction de démissionner avant terme.

Il lui propose trois ministères en un, à savoir les maroquins de l’Enseignement supérieur, de la Recherche scientifique et des Technologies de l’information et de la communication. Face aux défis, aux attentes du pays et parfois à l’adversité, les deux hommes, qui ne se connaissaient pas avant, sont devenus des « amis proches ». De passage à Paris, Tawfik Jelassi a accepté de nous rencontrer et de répondre, sans langue de bois, à nos questions.

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Jeune Afrique : Etes-vous toujours aussi proche, aujourd’hui, de Mehdi Jomâa ?

Tawfik Jelassi : Avec le temps, Mehdi Jomâa et moi sommes devenus de très bons amis. Je suis membre fondateur de son think-tank Tunisie Alternative [créé en avril 2016]. Je fais partie du noyau dur du mouvement politique qu’il va lancer avec plusieurs autres anciens ministres technocrates, tout en gardant ma casquette académique en Suisse. Le fait de ne pas être sur le terrain, dans le feu de l’action, me donne – je l’espère- du recul, assez d’objectivité et de neutralité sur ce qui se passe en Tunisie. Et si jamais Mehdi Jomâa décide ensuite de se présenter à l’élection présidentielle de 2019, je sais qu’il fera appel à moi, ne serait-ce qu’à titre consultatif.

Accepteriez-vous, si on vous le proposait, un nouveau poste au sein du gouvernement ?

Je pense, oui. Mais il y aura bien sûr des considérations familiales à prendre en compte, plus que personnelles et professionnelles. Lors de mon premier passage, ma famille a souffert. C’était complètement inattendu, brusque, on n’était pas préparé à cela. Si je me retrouve dans une vision et qu’on me demande à nouveau de servir le pays, je serais intéressé d’apporter ma modeste brique à la construction. Je ne cours néanmoins derrière aucun poste, je fais un métier qui me plaît, la Suisse est un pays très agréable. Mais je serais prêt à quitter ma zone de confort pour retourner au combat, dans des conditions qui, je le sais pertinemment, seraient très difficiles. Car on ne peut se soustraire à l’appel de la patrie.

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Que pensez-vous du pouvoir actuellement en place ?

Ce que je vois et j’entends aujourd’hui, ce sont beaucoup de querelles politiques, de divisions au sein d’un même parti, de politiques politiciennes, et pas beaucoup d’actions. On ne se gêne pas pour tenter de s’élever en abaissant les autres, et certaines personnes, avec tout le respect que je leur dois, ne sont pas à leur place aujourd’hui au gouvernement.

On a l’impression de tourner en rond

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Ce gouvernement est formé d’une coalition de partis politiques, cinq aujourd’hui, de la droite à la gauche de l’échiquier politique. Comment porter dans ce cas un programme commun ? Certains demandent par exemple à nationaliser les entreprises, d’autres veulent libéraliser l’économie. Mais on ne peut pas libéraliser en nationalisant ! Aujourd’hui, on a l’impression de tourner en rond, on a l’impression de ne pas avancer, ou pas assez en tout cas. J’estime que le pays peut mieux faire, avec ses compétences et ses leaders.

Selon vous, la solution pour la Tunisie serait donc un nouveau gouvernement de technocrates ?

Oui, je le pense. Un gouvernement non politisé éviterait les déchirements internes, les intérêts partisans. Il faut réaliser les réformes nécessaires, relancer l’économie, redonner confiance non seulement à nos partenaires étrangers mais aussi et surtout aux citoyens tunisiens. Un gouvernement technocrate a l’avantage de ne pas être à la fois juge et partie, de n’être là que pour servir l’intérêt du pays.

Aujourd’hui, des politiques se contredisent, se critiquent, s’affrontent par médias interposés. Quelle image donne-t-on de la classe politique ? C’est très regrettable, ça décrédibilise le gouvernement et empêche d’avancer. La question qui se pose de manière plus large c’est : quelle est l’alternance crédible, compétente, aujourd’hui pour la Tunisie ? On a essayé Ennahdha, puis Nidaa Tounes avec Youssef Chahed en ce moment (j’attends encore de voir), et jusqu’à présent ça n’a pas encore abouti au redémarrage escompté. Sur le plan politique, qui reste-t-il ?

En tant que ministre, vous aviez fait de la réforme de l’enseignement supérieur une priorité. Comment a évolué, selon vous, la situation depuis votre passage au gouvernement ?

Depuis notre passage au gouvernement, pas grand-chose n’a évolué malheureusement. L’élan impulsé en 2014 a été cassé. La réforme de l’enseignement supérieur, c’est la patate chaude qui se transmet de gouvernement en gouvernement.

Chaque année on diplôme environ 80 000 étudiants, qui s’ajoutent au stock de quelque 300 000 chômeurs. Plus on pousse les études, plus on a des chances d’être au chômage. C’est un paradoxe ! Des diplômés de masters et de doctorats sont sur le carreau depuis des années. C’est une responsabilité politique énorme. On est en train de créer un terreau fertile à des agitations et des fractures sociales. « Lorsque j’étais doctorante j’étais la fierté de la famille. Maintenant que je suis au chômage depuis cinq ans, on me cache », m’avait confié une jeune femme en pleurs au ministère.  On a fait la révolution de la dignité, mais où est la dignité de ces personnes ?

Lorsque j’étais doctorante j’étais la fierté de la famille. Maintenant que je suis au chômage depuis cinq ans, on me cache

Une des solutions, d’après moi, consiste à apprendre à passer de l’éducation pour l’emploi à l’éducation pour l’auto-emploi, c’est-à-dire l’entrepreneuriat. Jusqu’à très récemment, le premier employeur du pays était le gouvernement, la fonction publique. Le rêve de milliers de personnes était de devenir fonctionnaire, pour la sécurité de l’emploi que cela représente. Or la fonction publique est aujourd’hui en sureffectif, et en plus de ne plus créer de nouveaux emplois elle se voit désormais obligée d’en supprimer. Le secteur privé ? Plus de 90% des sociétés tunisiennes sont des PME-PMI, qui ne proposent que quelques nouveaux postes par an.

D’où la fuite des cerveaux tunisiens ?

Entre autres, oui, et c’est un vrai problème pour le pays. Deux raisons principales à cela : un marché de l’emploi qui va très mal, et un certain degré de désespoir chez les jeunes et ces personnes compétentes, qui, pour certains, s’exilent plutôt que s’expatrient. Car beaucoup partent malgré eux, faute d’autres choix.  C’est triste quand on entend dire qu’il n’y a plus un rayon d’espoir à rester dans le pays. Et si même les gens du pays partent, comment voulez-vous que des investisseurs étrangers viennent ?

Justement, en 2014 vous aviez aussi lancé le programme national « Tunisie digitale 2018 ». Où en est cette digitalisation ?

Toujours concernant l’éducation, la pédagogie doit aussi s’adapter à son temps. À l’air du numérique, des MOOCs (formations gratuites en ligne), etc, tout un monde virtuel éducatif s’est ouvert et en Tunisie nous enseignons toujours avec la craie et le tableau. Il faut intégrer le digital, en créant par exemple des incubateurs, des pôles technologiques, où les jeunes pourraient se retrouver et passer du temps au lieu de rester assis dans des cafés pendant des heures.

Ce que j’avais tenté d’amorcer de manière plus générale, c’était une transformation digitale. Il ne s’agit pas seulement de numériser et d’informatiser les informations, mais de transformer la façon de faire. Et on en est encore loin. Pour ouvrir une société en Tunisie ou pour renouveler son passeport par exemple, c’est le parcours du combattant : on est renvoyé de bureau en bureau, souvent forcé de faire plusieurs allers-retours sur plusieurs jours pendant ses heures de travail. Le e-government (gouvernement électronique) n’est pas non plus assez développé. C’est pourtant important pour promouvoir la destination Tunisie à l’étranger, pour améliorer le travail de l’administration, ou encore développer le e-commerce. Mais aussi pour améliorer la transparence et aider à lutter contre la corruption. On ne peut plus se permettre d’être autant en décalage, en retard, en utilisant encore des procédés et des procédures archaïques.

Comment expliquez-vous cette lenteur, voire ces non-changements ?

Huit gouvernements se sont succédés en six ans. Cette instabilité politique explique en partie les lenteurs, les cassures. Chaque ministre qui arrive pense qu’il est plus intelligent que son prédécesseur, et choisit donc de ne pas continuer dans son sillage. Il a sa propre vision, il veut laisser ses empreintes. C’est donc un éternel recommencement, et au final on n’avance pas, les objectifs ne restent que des objectifs. Et puis il y a un manque de leadership en Tunisie. On a trop de gestionnaires et trop peu de leaders. Le monde change autour de nous, et nous, nous ne changeons pas assez. Il faut regarder et s’inspirer de ce qui se passe ailleurs.

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