Pourquoi les médias français ne comprennent rien à la Tunisie
Clichés éculés, raccourcis stupéfiants, partialité délibérée… Les internautes tunisiens n’ont pas de mots assez durs pour qualifier la couverture de leur pays par les médias de l’Hexagone.
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Samy Ghorbal
Samy Ghorbal est ancien journaliste de Jeune Afrique, spécialiste de la Tunisie.
Publié le 31 octobre 2014 Lecture : 5 minutes.
"Festival de contre-vérités et d’approximations." "Traitement partial, biaisé et orienté." Pour les internautes tunisiens, les médias français ne comprendraient décidément rien à la Tunisie. Le sujet déchaîne les passions en marge des législatives du 26 octobre, qui se sont soldées par la victoire des modernistes de Nida Tounes. "À la lecture de la presse, on a vraiment le sentiment que les journalistes français auraient préféré une autre issue, déplore Amine, un chef d’entreprise de 41 ans. On perçoit souvent un tropisme pro-islamiste, assez étonnant du reste dans la mesure où le voile est très mal vu en France. Par ailleurs, les articles et les reportages véhiculent une quantité de clichés éculés et de raccourcis stupéfiante. Pour être franc, nous sommes beaucoup à le ressentir comme une forme de trahison…"
>> Lire nos décryptages des élections : 1/3 : victoire de Nida Tounes, vote sanction ou plébiscite ?, 2/3 : bipolarisation sur fond de désenchantement démocratique et 3/3 : une élection de BCE au premier tour de la présidentielle ?
Même si tous les griefs ne sont pas toujours fondés, le malaise exprimé par nombre de Tunisiens ne relève pas uniquement de la pensée obsidionale. Le 25 octobre, veille du scrutin, les chaînes d’information en continu BFM et i-Télé ont prédit en boucle une victoire d’Ennahdha. Une légèreté assez incompréhensible dans la mesure où les sondages "secrets" annonçaient un match au coude-à-coude et indiquaient tous une légère avance au profit de Nida Tounes. Cette retentissante erreur d’appréciation succède à "l’affaire Bernard de la Villardière", du nom du producteur d’Enquête exclusive, sur M6, copieusement moqué par les internautes tunisiens depuis deux semaines. Son émission, consacrée à la fortune de Ben Ali et de son clan, et à la traque de leurs avoirs à l’étranger, avait été diffusée le 12 octobre. Bien plus que le sujet – un marronnier –, c’est la deuxième partie du programme, un entretien long et complaisant avec le président provisoire Moncef Marzouki qui a provoqué l’indignation des téléspectateurs tunisiens. "M6 a choisi de faire la promotion d’un camp et d’un candidat, en l’occurrence Marzouki, écrivait Businessnews le lendemain. C’est une ingérence totale dans la campagne, une tentative de diversion de l’opinion publique."
Manipulation
Incompétence ou manipulation ? Beaucoup, à Tunis, penchent pour la seconde hypothèse et dénoncent une forme de partialité. "En 2011, déjà, les médias étrangers nous avaient donné le sentiment de prendre fait et cause pour Ennahdha, et s’étaient échinés à vendre la fable d’un islam modéré, compatible avec la démocratie, explique un éditeur. Ils n’ont cessé par la suite de tresser des lauriers à Moncef Marzouki et à Mustapha Ben Jaafar (président de la Constituante), qui ont choisi de s’allier avec les islamistes pour former la troïka. Le président François Hollande, qui a multiplié les gestes en direction des deux alliés séculiers d’Ennahdha, a lui aussi contribué à cette idée que la France avait choisi un camp."
La Tunisie est le grain de raison qui empêche l’étau occidental de se fermer.
Le traitement médiatique de la victoire de Nida Tounes, le parti de l’ancien Premier ministre Béji Caïd Essebsi, a encore accentué le malentendu. Cet événement inédit – une deuxième alternance pacifique en trois ans dans un pays arabe – a souvent été assimilé à un "retour de l’ancien régime". Réagissant à des commentaires entendus sur France Info, le psychanalyste Fethi Ben Slama s’est emporté sur Facebook contre la tendance de certains chercheurs européens "pro-islamistes" à caricaturer la réalité tunisienne. "On oublie de dire pourquoi les électeurs ne font plus confiance aux islamistes et que 70 % de l’électorat est sécularisé. On omet de dire que la bipolarisation est la caractéristique de la majorité des systèmes démocratiques et que, dans le cas tunisien, elle est relative puisqu’aucun parti ne peut gouverner seul. […] Je veux bien qu’on qualifie de conservatrice l’aile de Nida formée par les anciens du RCD [ex-parti de Ben Ali]. Mais pourquoi ne jamais parler de l’autre aile, gauchiste et syndicaliste, incarnée par Taïeb Baccouche ?" Et de conclure, avec un brin de provocation : "Mon hypothèse est que bien des Occidentaux ont besoin des islamistes. La gauche veut se donner bonne conscience et la droite veut se donner des ennemis. Les démocrates du monde arabe sont pris dans cet étau occidental. Mais la Tunisie est le grain de raison qui l’empêche de se fermer."
"Nida Tounes n’a rien de laïc"
Nida est un parti séculier, au sens anglo-saxon.
L’autre motif de récrimination récurrente concerne la grille de lecture, manichéenne de la presse française. Libération et Le Parisien ont ainsi consacré leurs manchettes à "la victoire des laïcs". Problème : c’est une pure mystification, car il n’existe aucun parti laïc sur la scène politique tunisienne ! Tous revendiquent en effet l’article 1er de la Constitution, qui dispose que "la Tunisie est un État libre, indépendant et souverain, dont la religion est l’islam, la langue l’arabe et le régime la République". Béji Caïd Essebsi, qui aime à se présenter comme un disciple du père de l’indépendance, Habib Bourguiba, "inventeur" de l’article 1er, ponctue tous ses discours de sourates du Coran et ne manque aucune occasion de souligner que le mariage de la modernité et de l’islam éclairé constitue l’essence de la spécificité tunisienne. L’insistance des médias français à désigner Nida Tounes comme un "parti laïc" ou une "alliance laïc" a d’ailleurs obligé Taïeb Bacouche, le secrétaire général, à publier une mise au point pour dénoncer la confusion entre les termes laïc et séculier : "Nida n’a rien de laïc, c’est un parti séculier, au sens anglo-saxon."
Et si le journalisme moderne, avide de sensationnalisme et formaté à l’extrême, empêchait de se poser les bonnes questions sur la Tunisie ? C’est l’idée développée par l’écrivain algérien Kamel Daoud. Dans une chronique publiée dans Tunisie Focus et intitulée "Nida Tounes et nous, mystère d’une victoire inhabituelle", il suggère d’oublier un instant Ennahdha pour s’intéresser au vainqueur du jour : "Nous assistons à une chose impensable : l’émergence d’un pôle séculier, non-islamiste et actif. Comment a fait Nida Tounes ? Quel est ce parti ? Pourquoi a-t-il réussi à faire contrepoids à Ennahdha sans le secours de la fraude, sans une armée derrière le dos, sans être manipulé comme le mouvement Tamarrod en Égypte et sans servir de dindon à la farce d’une démocratie dite contrôlée ? Comment les classes moyennes locales et les élites d’affaires ont-elles réussi à sauver leur mise et à mobiliser des forces pour vaincre ? Comment ce Nida, cet Appel, a-t-il réussi à mettre fin à un demi-siècle de défaite des progressistes dans le monde arabe ?"
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