Boutros Ghali, l’utopiste contre les intérêts des États
L’ancien Secrétaire général nous a quitté il y a un an, le 16 février : l’utopie du rêve brisé par les intérêts des États.
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Hassen Fodha
Hassen Fodha est un ancien ambassadeur tunisien à l’ONU (Genève), ancien Directeur du Centre Régional de l’ONU à Bruxelles (UNRIC) et professeur au CEDS (Paris).
Publié le 8 mars 2017 Lecture : 7 minutes.
Boutros l’Africain, le monsieur Afrique de la diplomatie égyptienne, ne pensait pas devenir le premier personnage international de la planète. « Minoritaire au sein de la minorité », comme il se plaisait à le dire souvent, de la grande Égypte, il se dépensait intensément pour l’enracinement de son pays dans son continent, manière de compenser le peu d’intérêt que vouait le reste du monde aux pays et peuples de l’Afrique.
En endossant la responsabilité de diriger l’organisation universelle des Nations unies, il rêvait de lui rendre son âme et sa raison d’être : un outil exclusivement au service de l’humanité pour la paix dans le monde et le respect universel des règles du droit international. L’idéal, quoique populaire et pertinent, ne résistera pas à la force et au poids des puissances.
Empêché d’exercer comme de coutume un deuxième mandat, son programme de réforme a été arrêté net. Il ne put réaliser son rêve.
Boutros Ghali avait fait ses études à La Sorbonne, dont il était Docteur en droit public. Spécialiste des questions africaines, il avait fait ses armes à la tête de la diplomatie égyptienne et connaissait le continent dans tous ses recoins, son histoire, ses diversités culturelles et ethniques. Il avait d’ailleurs eu l’occasion de côtoyer pratiquement tous les dirigeants africains sans exception, y compris les grands leaders des mouvements de libération nationale, Nelson Mandela, Gamel Abdennaceur, Habib Bourguiba, Ahmed Ben Bella, Mohammed V, Houphouët-Boigny, Léopold Sédar Senghor, entre autres. Africain dans l’âme, il était conscient des aspirations et des attentes de l’Afrique et de ses peuples.
Dans son discours d’investiture devant l’Assemblée générale, Boutros Ghali projetait une réforme de l’ONU, pour moderniser ses structures, démocratiser son fonctionnement et faire du respect des règles du droit international une obligation majeure de l’institution, car, annonçait-t-il, « l’Organisation ne peut donner des leçons de démocratie et des droits de l’homme aux États membres si en son sein, la démocratie n’est pas à la base de ses décisions… »
Il fut pris au mot. À sa première conférence de presse à New York, deux journalistes l’interrogeaient sur le conflit du Moyen-Orient et ses éventuelles propositions de solution. Sa réponse fut directe et sans détour : « Il va falloir que le Conseil de Sécurité les décide sur la base du chapitre VII ; sans cela, ce seront des tergiversations et des discussions sans fin. Les pays arabes devraient y réfléchir… ». Tollé de certains membres du Conseil de Sécurité qui estimaient que le nouveau Secrétaire Général ne prenait pas les précautions d’usage.
Une liberté de parole redoutée
Les appréhensions et les suspicions à son endroit creusaient leur sillon et s’accumulaient. Cette liberté de parole du chef de l’Organisation était redoutée, et ses appels à un fonctionnement démocratique et transparent dans la maison de verre n’étaient pas de bon augure, d’autant plus qu’ils étaient applaudis par certains pays, notamment du groupe du Tiers Monde.
Boutros Ghali en était conscient mais ne s’en souciait que trop peu. Il poursuivait son objectif de publier deux ouvrages-programmes expliquant sa vision de la paix et du développement dans le monde : l’Agenda pour la paix en 1992 et l’Agenda pour le développement en 1994, tous deux avalisés par l’Assemblée Générale de l’ONU. Parallèlement, il avait organisé, avec la coopération d’experts du droit international, l’édition et la publication d’une série de livres sur « les opérations du maintien de la paix dans le monde, l’expérience sur le terrain, les leçons que l’Organisation devrait en tirer » ; les fameux Livres Bleus, une douzaine au total, appréciés et très prisés par les chercheurs et les bibliothèques universitaires dans le monde.
Le « rapport Brahimi » sur les opérations de maintien de la paix est en réalité la résultante de cette série de réflexions. Critique à l’égard de la lenteur des décisions du Conseil de Sécurité,et de la faiblesse des moyens accordés aux acteurs sur le terrain, il préconise une réforme du concept, une amélioration des moyens logistiques, et un renforcement des conditions de sécurité.
Encore des initiatives indépendantes et pas du goût de tous les États-membres ; le Secrétaire général n’était pas obligé de les consulter au préalable, et ils ne pouvaient pas l’en empêcher. En réalité, les réserves portaient plus sur la liberté d’action que prenait le Secrétaire général dans ses initiatives que sur leur coût budgétaire, d’autant qu’elles avaient la faveur des acteurs de la société civile.
À la fin de 1995, Boutros Ghali avait rédigé un troisième agenda, « l’Agenda pour la démocratisation » des Nations unies ; il y préconisait la révision des procédures de décision au sein du système onusien, et notamment au Conseil de Sécurité. Ce texte existe dans les archives, mais le Secrétaire général n’avait pas eu le temps de le publier. Si les deux premiers agendas sont des documents de travail et de référence, malheureusement le troisième reste inconnu du public.
Défi financier
Boutros Ghali devait aussi relever le défi de la grave crise financière de l’Organisation, causée essentiellement par l’accumulation des arriérés impayés au budget de l’institution. Voulant s’affranchir de cette charge financière, il avait entrepris de négocier le transfert de certains services du siège vers d’autres capitales européennes ; en effet, les immeubles loués par certaines institutions de l’ONU à Manhattan coûtaient excessivement cher, et la situation devenait ingérable.
Grâce à ses excellentes relations avec le chancelier Helmut Kohl, il s’était permis de lui en faire part. La question était propice et bienvenue ; la République Fédérale d’Allemagne était en phase de transférer sa capitale à Berlin, et plusieurs immeubles à Bonn se vidaient. Pourquoi ne pas transférer une partie des services onusiens à Bonn ? Des immeubles pouvaient être mis à disposition gratuitement, avec comme bonus la couverture des frais de maintenance et de charges courantes pendant quelques années !
Le Secrétaire Général pensait avoir trouvé la solution magique.
De retour à New York, il s’était confié à la représentante permanente des États-Unis auprès de l’ONU, Mme Madeleine Albright, et lui avait fait part de son intention de proposer au Conseil de Sécurité le transfert de certains services du PNUD (Programme des Nations Unies pour le développement à Bonn). La réaction fut fulgurante, et le refus net et catégorique.
Grande fut la déception du Secrétaire Général, et dévastatrice son illusion !
Le pays hôte avait pris la décision de s’opposer au renouvellement de son mandat. Il sondait discrètement dans son entourage d’éventuels successeurs dans la fonction, dans une atmosphère où la multiplication des conflits et l’implosion de certains États rendaient la situation mondiale grave et explosive ; et un Secrétaire général qui dénonçait publiquement les « conflits orphelins », allusion directe à l’absence de réactivité de la communauté internationale face au conflit somalien, alors que pour l’ex-Yougoslavie la célérité était la règle.
Il réagissait en totale indépendance, et peut-être espérait-il un soutien de la société civile, qui, contrairement aux attentes,s’était affaiblie avec la fin de la guerre froide. Il affirmait souvent que « l’ONU est le bouclier (Scape goat dans le texte) des États ; elle existe pour parer leur incapacité à résoudre les problèmes du monde ».
En réalité, l’exercice de la fonction suprême à la tête de la seule organisation internationale et universelle est tributaire d’une équation contradictoire : être le porte-parole de la communauté internationale d’un côté, mais assumer la responsabilité des résolutions des seuls États décideurs de l’autre ; car le Secrétaire général ne dispose pas de pouvoirs par lui-même : la volonté générale peut toujours s’exprimer, mais seules les puissances font tourner la machine.
C’est le paradoxe de la Charte de l’ONU, dont le préambule préconise que l’Organisation est fondée par les peuples, pour les peuples, mais avec un corpus qui fait d’elle une organisation intergouvernementale, d’États pour les États !
Le premier Secrétaire général de l’ONU, M. Trigve Le, l’avait bien vu, et il avait démissionné de ses fonctions ; en passant le flambeau à son successeur, M. Dag Hammarskjöld, il l’avait averti : « Je vous félicite M. le Secrétaire Général, vous héritez d’une fonction impossible… ».
Refus de la soumission
Contrairement aux apparences – pendant son mandat onusien, des rumeurs circulaient dans les coulisses sur son « caractère cassant, autoritaire, et pharaonique » ; en réalité, elles provenaient de ceux qui n’avaient pas de contact avec lui – M. Boutros-Ghali était une personnalité humble et très attachante, d’une culture exceptionnelle et d’une grande générosité. Il avait le sens de l’humour et se faisait souvent plaisir en égayant les longues séances de travail par des anecdotes pour dissiper la fatigue, motiver ses collaborateurs ou alléger la gravité du moment. Il était conscient de la relativité de ses pouvoirs, mais refusait la soumission à tout prix ; fervent partisan de l’impartialité des décisions onusiennes, il s’opposait aux tentatives d’utilisation de l’organisation à des fins partisanes. Il l’a payé au prix fort.
Pour ceux qui ont eu la chance de le côtoyer, il avait le sens de l’amitié fidèle et de la solidarité à toute épreuve.
Je pense que M. Boutros Boutros-Ghali a beaucoup souffert des limites des pouvoirs que lui imposait la fonction, et surtout de devoir assumer la responsabilité des échecs des autres. Méditerranéen et africain qu’il était, il refusait la résignation et dénonçait l’injustice, tout à fait conscient du combat du pot de terre contre le pot de fer.
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