Côte d’Ivoire : Danané, impasse et peur…

Depuis mars, la petite ville ivoirienne de Danané est en état d’alerte permanent. La proximité de la Guinée et du Liberia, ravagés par Ebola, inquiète les habitants.

Les routes désertées menant aux frontières avec le Liberia et la Guinée © Joan Tilouine/pour J.A.

Les routes désertées menant aux frontières avec le Liberia et la Guinée © Joan Tilouine/pour J.A.

Publié le 7 novembre 2014 Lecture : 6 minutes.

Danané, bourgade rurale de l’ouest de la Côte d’Ivoire, est une ville en paix, mais en état de guerre. L’ennemi invisible, Ebola, ravage depuis des mois ses voisins, la Guinée et le Liberia, à quelques dizaines de kilomètres seulement.

Les pistes de terre ocre qui mènent aux frontières sont des impasses désertées. Seuls les habitants des villages nichés dans l’épaisse forêt s’y risquent encore à moto. Tous les 10 km, policiers et militaires en alerte filtrent rigoureusement ces quelques va-et-vient. Pour Diamende Sadia, le temps des voyages hebdomadaires à Monrovia, au volant de son camion chargé d’arachides et de piments, semble loin. C’est dans la capitale libérienne que cet homme d’affaires de 48 ans écoulait des produits agricoles.

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Depuis l’apparition du virus, il s’est reconverti dans le transport de voyageurs. "Mieux vaut la santé que la richesse", soupire-t-il. Face à l’épidémie, le gouvernement ivoirien a décidé le 22 août de fermer ses frontières terrestres. "Une mesure de réciprocité, car Monrovia et Freetown avaient pris cette décision avant nous", martèle Paul Koffi Koffi, le ministre délégué à la Défense. Et d’ajouter : "On ne pouvait pas assouplir nos mesures sanitaires drastiques sans risquer d’accueillir des malades et de déclencher une épidémie sur notre sol."

Jusqu’à présent, aucun cas n’a été déclaré en Côte d’Ivoire. Un miracle ivoirien qualifié de "surnaturel" par Raymonde Goudou Coffie, la ministre de la Santé. À Danané, on invoque même le divin pour expliquer cette exception face à la "malédiction". Dans les mosquées et les églises, imams et prêtres psalmodient des prières pour protéger la population et distillent des mesures sanitaires en harmonie avec les autorités locales.

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Les traits tirés par la fatigue, Lucien Bah, premier adjoint au maire, se démène pour sensibiliser ses administrés. On l’a vu sur les marchés, mégaphone à la main, marteler qu’il fallait se laver les mains, refuser l’accolade, et signaler tout "étranger". Dès cet été, il a fait saisir toute la viande de brousse pour la brûler publiquement. Des chasseurs ont été interpellés et parfois placés en détention.

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"Nous n’avions pas encore de moyens et l’État ne nous aidait pas vraiment, mais nous avons mené une campagne de sensibilisation à la fois pédagogique et agressive. Et ce, avec les autorités médicales et sécuritaires. Les chefs religieux et traditionnels ainsi que la radio locale ont relayé nos messages", explique l’élu, qui a dû aussi gérer les rumeurs et contenir la psychose. D’abord perplexes, les habitants ont finalement suivi ses recommandations.

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Ebola : plongée en Guinée et en Côte d’Ivoire avec nos envoyés spéciaux by Jeune Afrique

Les autorités médicales ivoiriennes pas encore opérationnelles

À l’angle de la rue centrale et de la piste qui mène en Guinée, le petit hôpital de Danané est en alerte permanente. L’évolution de l’épidémie est suivie en temps réel via le site internet du Centre pour le contrôle et la prévention des maladies (CDC). Le téléphone ne cesse de sonner. Au bout du fil, des habitants tétanisés, parfois réunis en "comités de vigilance" surveillant les routes de passage clandestines.

Malgré des moyens dérisoires, l’équipe d’intervention rapide créée spécialement vérifie chaque alerte. "Il y a quelques semaines, un habitant a été pris de vomissements sur le marché, créant la panique générale. Il était en fait victime d’une crise de paludisme", raconte un médecin. Les autorités médicales de la ville admettent sans rougir ne pas être totalement prêtes à réagir si un cas se déclare. Le centre de traitement et le centre d’isolement ne sont pas encore opérationnels. Les livraisons tardives d’une ambulance et d’une quinzaine de combinaisons et autres équipements par Abidjan sont cependant un soulagement.

La prévention et les contrôles drastiques en amont restent la meilleure arme. Depuis mars, des médecins se relaient chaque semaine le long des frontières. Dix "sites de quarantaine" ont été implantés. Avec des agents de l’Institut national d’hygiène publique, ils consultent à Gbinta et à Gbapleu notamment. Deux villes (respectivement frontalières du Liberia et de la Guinée) qui étaient aussi des centres économiques avec leurs marchés.

Dépendant du commerce transfrontalier, Danané sombre peu à peu dans la crise et l’angoisse.

La Banque africaine de développement s’était d’ailleurs engagée à bitumer les routes frontalières entre Lola (Guinée) et Danané, tout en réaménageant le marché de Gbapleu d’ici à 2015. Mais Ebola a tout interrompu. "L’activité de la région est entre parenthèses", regrette une vendeuse du marché de Danané, où les étals sont presque vides.

Dépendant du commerce transfrontalier, Danané sombre ainsi peu à peu dans la crise et l’angoisse. "La situation économique s’aggrave et on ne sait pas trop comment on va tenir. Mais c’est un sacrifice que nous faisons pour le pays. C’est notre devoir", martèle Ousmaourou Mamadou, président du syndicat des producteurs de café et de cacao de la ville. Les femmes, qui vendaient la viande de brousse puis se rendaient en Guinée pour trouver des vêtements, sont au chômage.

Les chasseurs restent l’arme aux pieds. Les commerçants sont asphyxiés et la liquidité vient à manquer. La pauvreté s’accroît et les prix des denrées telles que le poulet et le poisson, désormais acheminés depuis Abidjan, ont grimpé. "C’est très dur psychologiquement et financièrement. Ebola n’a pas encore fauché de vies en Côte d’Ivoire, mais les habitants le paient au prix fort, faute d’aide économique de l’État", souligne André Ba, l’infatigable responsable des jeunes de la ville.

400 ivoiriens coincés au Liberia

De l’autre côté des frontières, des centaines d’Ivoiriens sont bloqués, exposés à Ebola. Abidjan, sollicité cet été par le Haut-Commissariat des Nations unies aux réfugiés (HCR), a refusé le retour de près de 400 Ivoiriens coincés au Liberia en attendant que la zone soit débarrassée d’Ebola. Des familles vivant dans les villages à cheval sur les deux pays ont subitement été séparées. Selon les autorités, leurs compatriotes recevront d’ici à quelques jours l’aide humanitaire et sanitaire du Comité international de la Croix-Rouge (CICR), qui vient d’obtenir l’autorisation de traverser les frontières.

Un convoi très attendu, notamment par les militaires, qui craignent des passages en force. Désormais, ces frontières sont des lignes de front. L’ennemi, ce ne sont plus les pilleurs, mais un virus invisible qui peut déstabiliser l’État et contraindre le gouvernement à placer Danané en quarantaine. Même si leur fonction et leur orgueil les empêchent d’en faire état, les quatre "corps habillés" (police, gendarmerie, Forces républicaines de Côte d’Ivoire (FRCI), Eaux et Forêts) déployés le long des frontières sont eux aussi soumis à la "psychose Ebola". "

Aucun entraînement ne prépare à cette guerre", tranche froidement l’adjudant N’Guessan Kouamé. "Nous appliquons les consignes strictes de l’état-major : "pas de légèreté, pas de traversée, tolérance zéro"", souligne cet adjoint du commandant local des FRCI, Eddie Médi. Toutefois, le "zéro passage" est une chimère. "Impossible de contrôler ces frontières et, régulièrement, le drapeau guinéen est planté en territoire ivoirien. Des champs sont à cheval entre les deux pays…", analyse un militaire.

En plus, Guinéens et Libériens rejoignent les forêts et les villes de ce "far west" par la poreuse frontière malienne. Les bidons d’alcool frelaté de contrebande provenant du Liberia, interdits dans les maquis éteints de Danané, continuent de traverser le fleuve Nion, ou empruntent des routes forestières clandestines. La situation reviendra-t-elle bientôt à la normale ? Nul ne le sait.

Et si les liaisons aériennes entre Abidjan et Conakry ont repris le 20 octobre, la prudence demeure de mise. À preuve : deux jours plus tôt, dix élèves militaires guinéens arrivés sur un vol Royal Air Maroc ont été placés en quarantaine. À Danané, on compte les jours. Ebola n’a pas encore fauché de vies, mais on n’y vit plus vraiment.

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