Boniface Mongo-Mboussa : « La littérature africaine a perdu de son pouvoir de subversion »

Critique, éditeur, responsable du salon africain du livre de Genève et auteur d’une biographie de l’écrivain Tchicaya U Tam’si, le Congolais Boniface Mongo-Mboussa revient sur les forces et les faiblesses de la production littéraire du continent. Sans langue de bois !

Boniface Mongo-Mboussa, corédacteur en chef de la revue Africultures. © Vincent Fournier/J.A

Boniface Mongo-Mboussa, corédacteur en chef de la revue Africultures. © Vincent Fournier/J.A

NICOLAS-MICHEL_2024

Publié le 29 octobre 2014 Lecture : 6 minutes.

Après avoir bataillé pour rééditer les oeuvres complètes de l’auteur congolais décédé en 1988, Boniface Mongo-Mboussa livre, avec Tchicaya U Tam’si, le viol de la lune, un texte sensible sur cet écrivain.

Né en 1962 à Gamboma, au Congo, orphelin de père, le critique est aujourd’hui corédacteur en chef de la revue Africultures, chroniqueur pour L’Atelier du roman et enseignant au sein du Columbia University Campus de Paris, qui accueille plusieurs universités américaines.

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Élevé par des femmes, père de trois enfants, il a découvert la littérature africaine à travers des traductions russes, alors qu’il était étudiant à Leningrad, dans les années 1980.

Bien plus tôt, à Brazzaville, il avait déjà goûté au plaisir des mots grâce aux "Digest" de Larousse et au célèbre Lagarde & Michard, découvrant les auteurs français Molière, Racine, Corneille, Montaigne et le Suisse Rousseau. Puis il y eut Le Rouge et le Noir, Les Frères Karamazov, Mémoires d’Hadrien

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Lecteur vorace, défenseur inlassable de la création littéraire, Mongo-Mboussa n’hésite pas à ruer dans les brancards… sans se départir d’une certaine bonhomie. Rencontre à Paris.

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Jeune Afrique : Que vous inspire la rentrée littéraire française ?

Boniface Mongo-Mboussa : Les gens la critiquent, mais moi, je l’aime bien. Je pense que dans la vie, les rites sont importants ! La littérature trouve-t-elle vraiment sa place dans cette valse des prix et des apparitions médiatiques ? Non, mais il ne faut pas être naïf ! Nous qui sommes de culture française vivons toujours la littérature de manière romantique, mais le livre est un objet qui obéit à des logiques marchandes. C’est important pour les Africains de le savoir alors que nous n’avons pas de maisons d’édition viables, pas de critiques, presque pas de lectorat.

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Considérez-vous que la littérature africaine francophone se développe toujours quasi exclusivement à Paris ?

Oui. Et c’est vrai pour la culture en général ! Le dire soulève un tollé, mais Paris est la capitale littéraire africaine, même si des auteurs comme Felwine Sarr et Boubacar Boris Diop essaient de changer les choses, au Sénégal notamment. Où est-ce que Senghor, Césaire et Damas ont créé la négritude ? Où se trouve la maison d’édition Présence africaine ?

Parallèlement, la littérature africaine anglophone se fait-elle toujours à Londres ?

Oui, avec cette différence qu’eux ont la chance inouïe d’avoir une langue lue partout dans le monde. La littérature anglophone est portée par la force des écrivains, mais aussi par le dynamisme du monde anglo-saxon, qui impose son tempo culturel. Je ne dis pas que les écrivains africains francophones sont médiocres, mais si on fait le bilan, on observe que les trois Prix Nobel africains sont anglophones.

Y a-t-il une porosité entre les littératures africaines anglophone, francophone et lusophone ?

Jusque dans les années 1960, c’était le cas. Aujourd’hui, de moins en moins. À l’époque, on pouvait comparer Le monde s’effondre aux Soleils des indépendances, certains textes du Capverdien Manuel Lopes à Une vie de boy, de Ferdinand Oyono. On retrouvait des thématiques similaires. Il y avait des rencontres et des rivalités, comme celle opposant Wole Soyinka à Tchicaya U Tam’si. On croyait à des idéaux, comme le panafricanisme.

La génération actuelle est-elle plus éclatée que celle des pères fondateurs ?

Oui. On est passé du romantisme à la réalité. La génération actuelle est émiettée et nomade.

Et produit une "littérature-monde", pour reprendre un concept récent…

Ce terme ne veut rien dire ! Un écrivain est d’abord local, puis dans le monde. Prenons le cas de Fiodor Dostoïevski : ce qu’il décrit n’a rien à voir avec l’Afrique et pourtant chacun s’y retrouve. La "littérature-monde" serait en apesanteur, faite par des extraterrestres ? Non, la littérature est toujours ancrée !

En tant que critique littéraire, lisez-vous sans distinction d’origine ?

J’ai la chance d’être africain et de vivre à Paris, un lieu où l’on traduit la littérature mondiale. Il faut lire de tout, sinon on meurt.

Que pensez-vous des collections géographiques des éditeurs ?

Cela a toujours existé. J’ai toujours défendu le directeur de la collection "Continents noirs" de Gallimard, Jean-Noël Schifano, qui est un écrivain, un traducteur et un excellent lecteur à qui l’on doit la découverte de Théo Ananissoh, Ousmane Diarra, Scholastique Mukasonga, Sami Tchak ou Libar Fofana. C’est ça un éditeur, ce n’est pas un homme qui suit une mode. Parler de collection "ghetto" relève de l’inculture. Il y a aussi des collections chinoises ou sud-américaines, comme "La Croix du Sud", dans laquelle a été publié L’Aleph, de Jorge Luis Borges. Étant donné la faiblesse économique de l’Afrique, le fait d’être porté par une maison qui bénéficie d’une forte diffusion est une chance. Certains pays n’ont même pas une librairie digne de ce nom ! Où se font les rencontres ? À l’Institut français ! Dans les années 1950, il y a eu en France des Africains ministres d’État, mais l’équivalent de l’Institut du monde arabe pour le continent n’existe toujours pas ! Il n’y a pas un centre culturel, pas une médiathèque africaine ! Ce n’est pas normal !

L’exotisme pèse-t-il toujours sur la production littéraire africaine ?

La question de l’exotisme relève de la responsabilité des écrivains, pas des collections. On ne peut pas empêcher que certains auteurs versent dans ce genre pour des raisons cyniques et individuelles. Mais je ne pense pas que les éditeurs les y incitent. L’exotisme n’existe que parce que l’on est dans la périphérie économique. Il naît de la marginalité. Si le centre t’impose tes thèmes, tu es un dominé ! Si Sembène Ousmane n’avait pas, à 40 ans, dit "je vais faire du cinéma africain", où en serions-nous ? Le continent a souffert de son image et il fallait proposer des contre-images. Si tu n’imposes pas ton regard à l’autre, tu es complice.

Existe-t-il une sorte d’unité entre les écrivains africains ?

Nous sommes là, à se taper sur l’épaule, mais il n’y a même plus la moindre envie de s’unir, comme le proposait un Alioune Diop, alors que nous sommes dos au mur. C’est peut-être là notre tragédie, même si l’écrivain est par définition un être solitaire ! Il n’y a pas de maison d’édition africaine qui puisse fédérer. Quand on lit certains textes de Césaire, comme le Discours sur le colonialisme, qui n’était pas destiné à prendre la forme d’un livre et qui est aujourd’hui étudié partout, on se réjouit qu’il y ait eu Présence africaine. Le jour où L’Harmattan n’existera plus, il n’y aura plus de livres africains de sciences humaines. J’ai moi-même mis six ans pour publier la poésie complète de Tchicaya U Tam’si. Les gens me demandaient si c’était un Japonais !

Est-ce dû à un manque de détermination, à trop d’individualisme ?

S’il y a des gens qui doivent s’unir, c’est bien nous, alors que le continent souffre de guerres ethniques. Surtout que les écrivains africains ont parfois plus de chance que les auteurs français. Abdourahman Waberi publiait encore des nouvelles quand il est entré dans les programmes d’études à Djibouti. Quel écrivain français peut en dire autant ?

La critique littéraire est-elle aujourd’hui un domaine délaissé ?

Pas tout à fait. Le nombre de blogs où l’on pratique un peu cet exercice explose. La critique est un domaine à la fois compliqué et fondamental. Mais, bien faite, elle peut être féconde. C’est l’aliment et la clé du développement.

La littérature a-t-elle perdu son pouvoir de subversion ?

Tout à fait. Les classiques, comme Les Soleils des indépendances ou Le Devoir de violence, nous ont ouvert les yeux sur ce qu’étaient l’Afrique et ses maux. Cette critique était saine, il nous faut la retrouver. Je viens d’un pays où il y avait de grands idéologues marxistes. Quand le mur est tombé, il n’y a pas eu un texte critique revenant sur ces années-là, comparable au Passé d’une illusion de François Furet, publié ici, en France. Chez nous, les gens sont contents d’eux, ils aiment bien leurs Weston…

Propos recueillis par Nicolas Michel

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