Tunisie : le printemps des dircoms

Avec l’avènement des élections libres et pluralistes, plus aucun homme politique tunisien ne conçoit de faire campagne sans le concours d’une armée de communicants.

Les députés en séance à Tunis. © Fethi Belaid/AFP

Les députés en séance à Tunis. © Fethi Belaid/AFP

Publié le 24 octobre 2014 Lecture : 6 minutes.

En adoptant comme emblème les lunettes caractéristiques de son fondateur, Moncef Marzouki, le Congrès pour la République (CPR) avait marqué d’un trait d’humour la campagne pour l’élection de la Constituante, en 2011, et obtenu près de 2 millions de clics sur les réseaux sociaux.

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Avec la multiplication des partis et les contraintes de la loi électorale, les candidats aux législatives du 26 octobre et à la présidentielle du 23 novembre donneraient cher pour disposer d’une telle visibilité.

Être vu, entendu et surtout remarqué semble désormais ne pas avoir de prix ; à preuve, le juteux contrat de 14 millions d’euros conclu, fin septembre, entre le bureau de Londres d’Ennahdha et l’agence internationale de communication Burson-Marsteller pour une campagne de quarante-cinq jours. Jamais une grande entreprise tunisienne, a fortiori un parti, n’avait engagé une telle somme pour sa promotion.

Les experts en communication politique, une denrée rare

Avec l’avènement des élections libres et pluralistes, plus aucun homme politique ne conçoit de faire campagne sans s’attacher les services de professionnels de la communication, y compris les candidats indépendants à la présidentielle, comme Mehrez Boussayene et Samir Abdelli, qui sont parvenus à mobiliser respectivement à cet effet 900 000 et 1,8 million d’euros.

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Cependant, la communication politique reste encore embryonnaire ; des organismes tels que la fondation Konrad-Adenauer (KAS) ou l’Institut arabe des droits de l’homme (IADH) ont financé, ces deux dernières années, de nombreux cycles de formation destinés aux cadres des partis, tandis que l’Institut de presse et des sciences de l’information (Ipsi) vient à peine de créer un master spécifique. Les experts en communication sont une denrée rare.

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"Actuellement, nous assistons à un véritable ballet de consultants étrangers. Ils apportent certes leur savoir-faire à des formations politiques ou à des agences locales opérant dans ce créneau, mais ils n’ont aucune connaissance des spécificités du terrain", explique un publicitaire, qui souligne l’effet d’entraînement sur de nouveaux métiers, comme l’événementiel, le coaching, la scénographie, le digital, tout en préfigurant le déclin des supports papier.

Mais Taoufik Hbaïeb, directeur du journal en ligne Leaders et de l’agence TH Com – laquelle ne signera pas de campagne, puisque le code électoral, pour prévenir les conflits d’intérêts, interdit aux patrons de médias et d’agences de communication d’être partie prenante dans les élections -, relève que, "malgré des médias en quête de leur équilibre et trois ans de séisme qui ont touché le mental des Tunisiens, les politiciens semblent davantage fascinés par les technologies que par les vrais codes de communication, qu’ils peinent à cerner. Pour nombre d’entre eux, une campagne repose d’abord sur une série d’effets d’annonce et non sur une véritable stratégie.

En fait de communicants, les partis recherchent en réalité des magiciens". Les prétendants à la présidentielle se sont organisés en conséquence ; la plupart des candidats sont flanqués d’une nuée de conseillers, d’un directeur de campagne, d’un porte-parole et d’un chargé de la communication, qui élaborent visions et stratégies, dont ils confient l’habillage et la déclinaison à une agence.

Mondher Zenaïdi, candidat indépendant, compte ainsi sur l’expérience de sa directrice de communication, Samira Ben Guaddour Belkadhi, transfuge du bureau exécutif d’Al-Massar. Il s’est en outre attaché les services de l’agence JWT et du lobbyiste Lotfi Belhaj, qu’il a pris comme coach. Néjib Chebbi, candidat d’Al-Joumhouri, s’en est remis à une équipe de jeunes et de femmes. "J’ai été choisie pour mes capacités à rassembler et à rompre avec des pratiques éculées en appliquant une feuille de route basée sur les ressources humaines", explique Zeineb Turki, sa directrice de campagne, qui a mis pour l’occasion entre parenthèses sa carrière de médecin.

Al-Joumhouri a choisi de travailler en interne, confiant sa communication à une militante active, Meriem Redissi, qui lui apporte également les prestations de son agence, Target Communication. Moncef Marzouki, candidat à sa succession, a aussi misé sur l’humain en choisissant de travailler avec une équipe réduite. Il a fait de Slaheddine Mnasri, professeur de communication à l’université catholique de Louvain, en Belgique, son principal communicant, tiendra cinq meetings et donnera deux interviews à la télévision.

>>> Consulter: Qui sont les 27 candidats à la présidentielle tunisienne?

Les communicants: maîtres de cérémonie incontournables

Dans tous les cas, les budgets restent absolument confidentiels, mais les prestataires admettent que le plus gros poste de dépense est celui des ressources humaines, suivi par l’organisation des meetings, de plus en plus spectaculaires et onéreux, et dont les communicants sont les maîtres de cérémonie incontournables.

Comme à la veille d’une première, les coulisses électorales s’agitent dans une apparente confusion, mais Cyrine Cherif, patronne de l’agence Label Ogilvy, considère que c’est l’évolution normale des choses pour que la construction du jeu politique se transforme en message audible par les citoyens. "Un candidat peut avoir du potentiel, mais cela ne suffit pas. Il doit maîtriser sa prise de parole, harmoniser son image ; cela ne s’improvise pas, ça se travaille avec le media training.

Il ne s’agit pas de modifier la nature de la personne, mais de composer avec pour ancrer sa crédibilité. La séduction n’est pas donnée à tous, et il est difficile d’échapper à sa vérité quand on est confronté aux caméras. Par exemple, rien ne sert de pousser un candidat austère à sourire à tout va. Certains développent même une résistance à ce type d’assistance professionnelle et n’en voient pas la nécessité", explique celle qui conduit la campagne d’Ettakatol, parti fondé par Mustapha Ben Jaafar, en lice également pour la présidentielle.

Mais cela n’a pas empêché ce même Ben Jaafar de se livrer à un véritable marathon ; dix plateaux de radio et de télévision en trois jours pour consolider son parti, en course pour les législatives, de quoi lasser le public. "Tout tient à la gestion du désir, qui doit positionner le candidat en son centre sans l’user par une communication excessive, liée à la prolifération des concurrents pour Carthage. Tout passe par le petit écran. Or on n’est entendu que lorsque l’on est attendu", note avec perspicacité un journaliste de télévision.

Pendant douze ans, son nom était indissociable de la montée en puissance du premier opérateur de téléphonie mobile privé, Ooredoo (ex-Tunisiana), au point que son départ, en août 2014, a marqué pour beaucoup la fin d’une époque.

Pour Najla Chaar, c’est le début d’un nouveau défi. Celle qui a géré des comptes clients dans la publicité depuis 1994 est, depuis un mois, la directrice de communication de Mustapha Kamel Nabli, candidat indépendant à la présidence de la République. En binôme avec Ziad Milad, directeur de campagne, cette passionnée de musique orchestre "le management atypique d’une structure éphémère qui doit être plus efficace que pérenne". Mais la partition n’est pas simple à lire. "Cette présidentielle est une première pour le pays ; la difficulté est de convaincre sur l’avenir sans avoir de référentiel aussi bien sur la fonction, mise à mal par cinquante ans d’hégémonie, que sur la campagne elle-même."

Férue d’arts équestres, elle a deux chevaux de bataille. "Accompagner la vision d’un homme et casser l’image de "patron" et "père de la nation" accolée au locataire de Carthage." Mais elle butte sur une anomalie : "L’article 57 du code électoral interdisant la publicité est explicite pour les législatives mais ne formalise rien pour la présidentielle.

Ce vide juridique, sur lequel l’Instance supérieure indépendante pour les élections (Isie) ne s’est pas prononcée, est préjudiciable aux indépendants, qui ne bénéficient pas de la visibilité que donnent les législatives", assure Najla Chaar, qui se défend de vouloir mener une campagne à l’américaine. "On ne peut pas faire du Obama. En Tunisie, les nouvelles technologies sont plus un espace ludique qu’un canal d’information."

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