Pour Roland Berger, « le vieux modèle bancaire africain a vécu »
Pour le cabinet conseil Roland Berger, l’industrie bancaire africaine arrive à un moment d’inflexion et doit entamer la prochaine phase de son développement en bancarisant notamment les PME et la classe moyenne supérieure. Une évolution incontournable mais compliquée, selon Fabrice Asvazadourian et Hakim El Karoui.
En Afrique, si l’inclusion financière reste globalement faible, les banques se portent globalement très bien, avec une croissance des revenus mais aussi des bénéfices généralement à deux chiffres. En prêtant peu, à des taux élevés, et principalement aux Etats et aux grandes entreprises, les institutions financières profitent de la croissance du continent mais sans jouer pleinement leur rôle de financeurs des économies. Elles ont pourtant dans le domaine un rôle central. Cette époque est-elle révolue ? Oui, affirment les équipes de Roland Berger dans une étude sur l’avenir des banques africaines, que Jeune Afrique dévoile en exclusivité dans son numéro daté du 28 décembre (J.A. n°2816-17 du 28 décembre 2014 au 10 janvier 2015), et qui liste les grands défis du secteur : bancariser les PME, attirer la classe moyenne, capter une partie plus importante des activités de « banque de gros » (aujourd’hui trustées par les banques internationales). Une nécessaire évolution qui ne se fera pas sans une baisse attendue de la rentabilité mais aussi sans un large changement des modes opérationnels. La trentaine de grands banquiers (hors Afrique du Sud) que Roland Berger a interrogée dans son étude semblent lucides sur leur avenir.
A l’origine de cette étude, Fabrice Asvazadourian, senior partner et co-responsable monde services financiers, et Hakim El Karoui, partner Afrique, livrent leur vision dun secteur qui rentre en ébullition.
Propos recueillis par Frédéric Maury
Jeune Afrique : Pourquoi publiez-vous maintenant une étude sur l’avenir des banques africaines ?
Fabrice Asvazadourian : L’objectif du cabinet est de réaliser des études lorsque nous voyons des points d’inflexion dans certaines industries, sur certaines zones ou sur certains segments de clientèle. L’industrie bancaire africaine arrive à un tel stade qu’elle doit entamer la prochaine phase de son grand développement : un développement maîtrisé sur une clientèle plus diffuse, que ce soit les PME ou la classe moyenne africaine émergente. Que l’on regarde l’Asie, l’Europe ou les Etats-Unis, un tel passage a toujours été très compliqué car il rend nécessaire de repenser les modèles existants. Dans ces périodes, on voit se cristalliser les problèmes de taille critique, car le métier s’industrialise. Les effets d’échelle, assez peu probants jusqu’à maintenant dans les banques africaines, vont monter en puissance, ce qui va provoquer des regroupements et pousser à repenser le modèle de développement international. C’est un moment très important pour l’industrie bancaire africaine.
Hakim El Karoui : Cela ressemble d’une certaine manière à ce que les télécoms ont connu il y a quelques années en Afrique. Après avoir connu une croissance très soutenue, avec des marges très élevées, ce secteur a atteint une sorte de plateau et les opérateurs ont été confrontés à deux options : soit la consolidation, qui ne s’est pas vraiment produite d’ailleurs, soit le développement de modèles stratégiques un peu différents. Toutes proportions gardées car ce sont des secteurs très différents, la même chose va se produire dans le domaine bancaire : le vieux modèle avec lequel les banques vivaient très bien en finançant les Etats et quelques grands groupes a vécu.
Vous mettez en avant le rôle important des Etats dans cette mutation…
F.A. : Les Etats et les régulateurs ont un rôle important à jouer pour que cette nouvelle phase du développement bancaire ait lieu. Le cadre règlementaire a encore besoin d’être modernisé, afin de limiter d’éventuelles crises et leurs conséquences. Il y a par ailleurs des retards en matières d’infrastructures de paiements ou celles autour des marchés financiers. La croissance bancaire actuelle est vertueuse mais c’est quand tout va bien qu’il faut préparer l’étape d’après.
Pour financer l’économie, il faut des banques plus grosses, notamment parce ce que cela permet d’avoir de meilleures compétences.
Comment expliquez-vous qu’en dehors du Nigeria, où la consolidation a été forcée par le régulateur, le nombre de banques ne cesse d’augmenter en Afrique ?
F.A. : Les régulateurs sont des accélérateurs de consolidation et devraient se repencher sur cette question pour éviter d’y être forcés par une crise.
H.E.K. : Il y a sans doute aussi un problème culturel, en tout cas en Afrique francophone. Le discours jusqu’à présent chez les régulateurs consistait à dire que plus il y a de banques, plus il y a de financements dans l’économie. La logique était donc d’accroître le nombre de licences. Alors que pour financer l’économie, il faut des banques plus grosses, notamment parce ce que cela permet d’avoir de meilleures compétences.
F.A. : Prenez un exemple simple et parlant : les crédits immobiliers. Pour en accorder, il faut des banques capables de prendre un risque de transformation important, en prêtant à long terme alors que leurs ressources, les dépôts, sont à court terme. Dans ce domaine, la taille joue.
H.E.K.: En Afrique, il y a en effet peu de ressources longues, en raison notamment de la faiblesse de l’assurance-vie. Et aussi paradoxalement, parce que l’Afrique est exportatrice de capital !
Globalement, les dirigeants de banques que vous avez interrogés s’attendent à une baisse de la rentabilité dans le secteur bancaire africain. Pourquoi ?
F.A. : Ils sont convaincus en tout cas que la croissance à venir sera moins profitable. Car la bancarisation des PME ou de la classe moyenne supérieure, qui représentera d’après ces banquiers environ un tiers des revenus dans le futur, sera plus coûteuse et moins rémunératrice. La question est donc : comment repenser mon modèle opérationnel pour faire face à ce nouveau contexte ? Mais il y aussi l’opportunité de faire des sauts générationnels en s’épargnant les modèles occidentaux de bancarisation de masse, avec beaucoup d’agences et beaucoup de conseillers. L’Afrique peut arriver à un modèle – que l’on voit en partie en Asie – avec des agences plus grandes mais moins nombreuses et davantage de spécialistes. Et des approches plus mobiles, avec des structures commerciales qui passeraient de manière ponctuelle.
Il y a deux types de clientèle retail : la classe moyenne supérieure, avec des véritables besoins bancaires qui devront être satisfaits par les banques. Et la clientèle de masse où là, à coup sûr, les modèles européens ou d’Afrique du Nord ne sont plus du tout pertinents. Dans ce domaine, les opérateurs télécoms ont une carte à jouer.
Ce saut dont vous parlez, c’est un peu celui qu’a connu le très innovant secteur des télécoms. Les banquiers sont-ils vraiment capables de réaliser un bond comparable et les télécoms, qui se développent dans les services financiers, ne peuvent-ils pas les prendre de vitesse dans ce domaine ?
F.A. : C’est en tout cas ce que les banquiers nous disent. Au sujet de la concurrence avec les télécoms dans le domaine des services financiers, il faut d’abord noter qu’il y a plus souvent partenariat que concurrence. Ensuite, il y a deux types de clientèles retail très différentes. La classe moyenne supérieure, avec des véritables besoins bancaires qui devront être satisfaits par les banques. Ces dernières utiliseront principalement pour y arriver le canal des entreprises, en bancarisant les employés de leurs clients. Et il y a ensuite la clientèle de masse où là, à coup sûr, les modèles européens ou d’Afrique du Nord ne sont plus du tout pertinents. Dans ce domaine, les opérateurs télécoms ont une carte à jouer. Les banques, elles, ont moins d’atout.
H.E.K.: Il y a aussi une question de maturité de marché. Les télécoms sont arrivés à un niveau de développement qui a rendu nécessaire les développements dans les services financiers pour engendrer de nouveaux revenus. Les banques ne sont pas dans la même situation. Par ailleurs, dans les télécoms, vous avez plusieurs grands groupes panafricains. Dans le domaine bancaire, c’est beaucoup moins le cas.
F.A. : Et les télécoms sont un métier de marketing. La banque, moins.
Au Zimbabwe, un opérateur télécom a racheté une banque. Au Kenya, une banque a obtenu une licence télécom. A priori, vous ne semblez pas croire à une réelle convergence des deux métiers ou à l’apparition de groupes faisant les deux métiers ?
F.A. : Un opérateur télécom qui rachète une banque s’intègre sur toute la chaîne. En même temps, est-ce indispensable pour se développer dans le domaine du mobile banking ? Je n’en suis pas certain. De bons partenariats avec des banques peuvent aboutir au même résultat. La partie production bancaire demande beaucoup d’investissements. La logique économique est assez différente entre le métier des télécoms et celui de la banque. Et il y a d’autres activités plus rentables à développer pour les opérateurs télécoms que de racheter des banques.
Si les banques prêtent peu aux PME, c’est disent-elles parce qu’il est difficile de gérer le risque de crédit sur des entreprises peu structurées, ne disposant pas de comptes fiables. Cela peut-il vraiment changer rapidement ?
F.A. : Il y a des solutions. Un banquier peut ainsi dire : “je veux être votre banque principale”. Car tenir l’essentiel des comptes bancaires, c’est avoir une connaissance fine de la santé économique d’une entreprise. En Chine, le site d’e-commerce Ali Baba prête à certains de ses clients, car il voit très bien si ses produits se vendent bien.
Les grands groupes se recentrent sur les marchés où ils ont des parts de marché fortes, supérieures à 10%. C’est la seule manière d’avoir de la rentabilité.
Cette nouvelle ère stratégique va-t-elle engendrer un bouleversement parmi les acteurs bancaires africains ?
F.A. : Les grands groupes mondiaux se recentrent sur les marchés où ils ont des parts de marché fortes, supérieures à 10%. C’est la seule manière d’avoir de la rentabilité. Ces groupes ont commencé – et vont continuer – à appliquer cela en Afrique. Les banques africaines devraient faire la même chose et, si elles ne disposent pas de la part de marché voulue, envisager les solutions : sortir du pays ou faire des acquisitions. A 4% de parts de marché, vous avez tous les ennuis mais vous n’avez pas les marges.
Cela veut-il dire que les grands groupes bancaires vont quitter les petits marchés ?
F.A. : Non, car l’avantage des petits pays c’est que vous pouvez facilement avoir 30% de parts de marché. Ensuite, si c’est un pays qui a le même régulateur qu’un autre pays plus grand dans lequel vous êtes déjà présent, cela facilite les choses.
Et le risque d’image ?
F.A. : C’est un des grands handicaps des groupes occidentaux en Afrique. Les contraintes en matière de compliance pour un groupe de ce type sont les mêmes quel que soit le pays. Les banques africaines ou asiatiques n’ont pas les mêmes contraintes. Lorsque vous rencontrez un banquier occidental, c’est la première chose qu’il vous dit : “on me demande de courir, mais moi, je cours avec des semelles de plomb. Car avant d’ouvrir un compte pour une PME, cela me prend 6 mois”. Heureusement pour elles, ces banques étrangères offrent des services que les autres n’offrent pas encore. Elles vont mécaniquement se positionner sur la satisfaction des besoins les plus sophistiqués.
Peu d’acteurs ont vraiment réfléchi à ce que siginifie vraiment le fait d’avoir un modèle régional plutôt qu’un modèle multi-local.
En dehors des quelques noms que l’on cite toujours, voit-on vraiment émerger des acteurs bancaires africains ?
H.E.K.: Les banques marocaines sont agiles et s’efforcent d’avoir une couverture de risque de qualité tout en mettant en avant la dimension locale. Les groupes africains en général jouent beaucoup sur la qualité de relation client en mettant en avant leur réactivité.
F.A. : Se pose aussi la question du développement de la banque islamique. Cela peut permettre à de nouveaux acteurs de se développer en Afrique.
Mener une expansion régionale voire panafricaine répond-il à une logique économique dans le domaine bancaire ?
F.A. : Au sein d’une même zone économique, de sucroît avec un régulateur unique, cela a évidemment du sens. Mais peu d’acteurs ont vraiment réfléchi à ce que siginifie vraiment le fait d’avoir un modèle régional plutôt qu’un modèle multi-local. En gros, être davantage qu’une simple holding financière. Après, si vous sortez d’une région, la logique est moins évidente. En dehors du segment de la banque de gros, où on est par définition sur du multi-pays, les synergies sont moins claires dans le domaine de la banque de l’entreprise ou du particulier. Les logiques panafricaines sont plus évidentes dans les métiers de la finance spécialisée, où les expertises sont fortes. Dans le crédit-bail par exemple.
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