Les législatives tunisiennes décryptées 1/3 : victoire de Nida Tounes, vote sanction ou plébiscite ?
Karim Guellaty et Cyril Grislain Karray, spécialistes en communication politique, décryptent pour « Jeune Afrique », dans un premier entretien d’une série de trois, la victoire de Nida Tounes aux législatives tunisiennes.
Un tremblement terre politique. La formule a beau être galvaudée, elle est employée en boucle par les commentateurs depuis deux jours. Les élections législatives tunisiennes du 26 octobre ont rebattu les cartes dans des proportions inédites. Le "top five" des partis les mieux classés comportent quatre nouveaux entrants.
>> Lire le second entretien de la série : bipolarisation sur fond de désenchantement démocratique
Ennahdha est la seule formation représentée dans le quinté de tête aux élections d’octobre 2011 à se maintenir, mais elle rétrograde à la deuxième place, en perdant près de 40 % de ses électeurs et une vingtaine de ses sièges (elle en avait 89). Un moindre mal comparé au sort de ses ex-alliés de la troïka, le Congrès pour la République et Ettakatol, qui sortent littéralement laminés. Ettakatol, le parti de Mustapha Ben Jaâfar, le président de l’Assemblée constituante sortante, classé quatrième en 2011, avec vingt sièges, est atomisé. Il réalise moins de 1 % et ne sauverait qu’entre un et deux sièges.
Le CPR du président provisoire Moncef Marzouki fait à peine mieux – il pourrait conserver quatre à cinq sièges, contre 29 auparavant. Imed Daïmi, son secrétaire général, a mordu la poussière dans son fief de Medenine.
À l’inverse, le Front Populaire de Hamma Hammami (extrême-gauche) et les populistes de l’Union patriotique libre (UPL, dirigée par le milliardaire Slim Riahi) émergent en se disputant la quatrième place, avec, chacun, une quinzaine de sièges environ. Les libéraux-sociaux d’Afek Tounes, cinquièmes, avec 8 à 10 sièges, et un peu plus de 2,5 % des suffrages, complètent ce podium élargi.
>> Lire aussi : Nida Tounes formera une coalition après sa victoire aux législatives
Comment interpréter les résultats de ce vote, quelles en sont les significations ? Quelle valeur faut-il donner à la victoire éclatante de Nida Tounes ? Quel peut être l’impact des législatives sur la présidentielle du 23 novembre ? Nous avons posé ces questions à deux spécialistes en communication politique, Karim Guellaty et Cyril Grislain Karray. Leurs décryptages, en exclusivité pour Jeune Afrique.
Jeune Afrique : Nida Tounes a très nettement remporté les élections du 26 octobre 2014, en faisant campagne sur le "vote utile". Les décomptes préliminaires lui accordent 83 des 217 sièges du Parlement, contre 68 pour les islamistes d’Ennahdha. Comment interpréter ce résultat ? Est-ce un plébiscite pour le parti de Béji Caïd Essebsi ?
Karim Guellaty : Je crois qu’il faut relativiser la portée et l’impact du "vote utile", même si cette thématique a été beaucoup mise en avant au cours des dernières semaines de la campagne. Nida Tounes, dès sa création, en 2012, s’est positionné comme l’antithèse d’Ennahdha, en se donnant pour objectif de contrebalancer le poids de la formation islamiste sur la scène politique. L’État, la République et la tunisianité constituent son socle de valeurs.
Nida a adopté un positionnement clair et facile à identifier, en s’inscrivant dans une filiation républicaine et nationaliste.
Le parti a travaillé dans un premier temps pour opérer ou précipiter une bipolarisation du paysage politique, dans l’espoir d’en être le bénéficiaire. Le fait que Béji Caïd Essesbsi ait choisi de mettre à l’honneur la défense du drapeau tunisien, du croissant et de l’étoile, à un moment où les drapeaux noirs des salafistes fleurissaient un peu partout, n’est pas anodin. Dès le départ, Nida a adopté un positionnement clair et facile à identifier, en s’inscrivant dans une filiation républicaine et nationaliste. Une fois la bipolarisation advenue dans les esprits, l’appel culpabilisant au "vote utile" a permis de boucler la boucle. Voter utile signifiait voter Nida de préférence à tout autre parti démocrate ou séculier (UPT, Afek, Joumhouri, Tahalof), afin d’éviter la dispersion des voix du camp progressiste, qui avait caractérisé les élections à l’Assemblée constituante d’octobre 2011.
Manifestement, le mot d’ordre a porté ses fruits puisque la dispersion des voix a été très faible, en dépit d’un nombre de listes (1360) presque aussi élevé qu’en octobre 2011. Mais peut-on dire pour autant qu’il s’agit d’un plébiscite ? Nida s’est positionné sur les thématiques du "contre", contre Ennahdha, contre la dispersion. Il n’est pas allé chercher un vote d’adhésion, il est allé chercher plus large. On peut donc parler, à la rigueur, d’un plébiscite contre Ennahdha, mais qui ne signifie pas forcément une adhésion pleine et entière à Nida, ni, a fortiori, un blanc-seing.
Cyril Grislain Karray : À mon sens, Nida a réussi à drainer deux catégories bien distinctes de populations et à les agréger. La première catégorie est formée par la classe moyenne et supérieure, éduquée, viscéralement allergique à ce que représentent Ennahdha et ses alliés du CPR. Appelons-les "héritiers de Bourguiba". Ils ont voté Nida sans hésitation, en s’inscrivant, clairement et consciemment dans une logique d’alternance basique. La deuxième catégorie de population à s’être prononcée en faveur de Nida est l’électorat populaire. Ce public est beaucoup moins sensible au discours sur le modèle de société tunisien et les acquis modernistes de l’indépendance. Ses préoccupations sont d’abord la cherté de la vie, la persistance du chômage et des passe-droits, et l’insécurité. Cet électorat populaire est extrêmement insatisfait et déçu par la dégradation de ses conditions de vie depuis la Révolution. Il en impute la responsabilité principale au parti au pouvoir, Ennahdha.
Les élections se sont finalement déroulées assez sereinement.
Nida a capté les suffrages de ces mécontents car il était le seul parti identifié et reconnu. Ici, le vote en faveur de Nida doit donc d’abord s’interpréter comme un vote sanction d’Ennahdha. Ce n’est pas un plébiscite. Cela étant dit, ces réserves étant posées, il faut souligner que la Tunisie vient de vivre sa seconde alternance politique pacifique en l’espace de trois ans. Les élections se sont finalement déroulées assez sereinement. Et le vaincu à félicité le vainqueur dès le lendemain du scrutin, sans attendre la fin du dépouillement. C’est une remarquable leçon de maturité démocratique !
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Propos recueillis par Samy Ghorbal
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