Une histoire du jihad, l’épisode afghan et la théorie du « jihad total » (#2)
Dans une série d’articles consacrés à l’histoire du jihad, Laurent Touchard revient, pour son deuxième billet, sur l’épisode afghan et la naissance du concept de « jihad total ».
* Laurent Touchard travaille depuis de nombreuses années sur le terrorisme et l’histoire militaire. Il a collaboré à plusieurs ouvrages et certains de ses travaux sont utilisés par l’université Johns-Hopkins, aux États-Unis.
Lorsque les Soviétiques viennent en aide au pays "frère" qu’est l’Afghanistan, en décembre 1979, l’Histoire murmure déjà que la tâche des soldats de l’URSS sera rude : les Britanniques s’y cassèrent les dents en 1842 avant d’éprouver des difficultés non-négligeables lors de la seconde guerre anglo-afghane de 1878 à 1880… La CIA (et pas que…), elle, se frotte les mains : le pays pourrait devenir le cercueil de l’armée du Kremlin. À condition d’y mettre le prix. Via les services de renseignement pakistanais, elle facilite donc la gestation d’une mouvance islamiste disparate mais globalement toxique d’où émergent des chefs et des penseurs pères du jihad actuel. Des théoriciens de cette "guerre sainte" se distinguent ainsi, même si les doctrines sont encore timides et la stratégie confuse, influencées par les théories de la guerre révolutionnaire pour des violences (guérilla, terrorisme, conflits ouverts…) qui gangrènent alors le monde. Comme dans toutes les familles, des clans se forment, conduisant à la rupture que connaissent aujourd’hui al-Qaïda et État islamique (EI).
Les "Afghans"
Oussama Ben Laden (1957-2011) s’inscrit en tant que penseur "public" du jihad à partir d’une fatwa qu’il lance en août 1996, trois mois après son départ du Soudan pour retourner en Afghanistan. Mais remontons le temps, avec Abdallah Azzam (1941-1989). Mentor de Ben Laden. Cisjordanien, étudiant à Damas, universitaire en Égypte, chantre de l’islamisme radical en Jordanie, il s’exile en Arabie Saoudite en où il rencontre Ben Laden en 1979 tandis qu’il s’engage dans la lutte contre les Soviétiques en Afghanistan après s’être installé au Pakistan en 1980. C’est dans ce contexte qu’il édicte une fatwa au titre significatif, "Défense des terres musulmanes, la première obligation après la foi". Du Pakistan, il contribue à l’organisation d’un réseau d’aide aux moudjahidines, le Maktab al-Khadamat (le Bureau des services) qui deviendra plus tard l’ossature d’al-Qaïda.
Oussama Ben Laden (1957-2011) s’inscrit en tant que penseur "public" du jihad.
"Joindre la caravane", traité sur le jihad en Afghanistan rédigé en 1987 constitue l’un des écrits majeurs d’Azzam. Alors que les États-Unis (et d’autres nations occidentales) soutiennent les Moudjahiddines via l’Arabie Saoudite (et plus encore, via les services de renseignement pakistanais), Azzam s’y montre à plusieurs reprises critique envers ses alliés de circonstance. Le texte n’échappe pas aux références "romanesques" : "Frère bien aimé, tire ton sabre, enfourche ton cheval" qui pulluleront par la suite dans les vidéos d’al-Qaida et affiliés. Concept que le groupe de communication de l’État islamique (EI) rajeunira considérablement avec des images à la "plastique" de jeux vidéos comme "Call of duty".
Le jihad global d’Azzam
Si l’essentiel du contenu se focalise sur l’ennemi soviétique, la conclusion est autrement plus intemporelle, pour ne pas dire "universelle", appelant au jihad global. Outre les laborieuses considérations religieuses qui président à la guerre sainte armée, il rappelle des règles juridico-religieuses : "Quand l’ennemi entre sur la terre des musulmans, le jihad devient une obligation individuelle." tout en donnant une recommandation : "Le jihad est un acte de vénération collective, et chaque groupe doit avoir un chef. L’obéissance au chef est une nécessité du jihad". Cette dernière sera de plus en plus présente dans les écrits des théoriciens qui lui succéderont, du fait des rivalités qui ne cessent de fragmenter les groupes jihadistes (y compris en leur sein)…
Au sujet du rôle des femmes, l’EI représente une "évolution" loin de ce que préconise Azzam : "Les femmes arabes [volontaires étrangères à l’Afghanistan] ne peuvent pas venir sans gardien masculin pubère. Leur tâche est limitée à l’éducation, aux soins, et à l’aide aux réfugiés. En ce qui concerne le combat, les femmes arabes [étrangères] ne peuvent combattre parce que jusqu’à maintenant, les femmes afghanes ne participent pas au combat." Enfin, à l’instar de ses prédécesseurs, Azzam évoque sans ambiguïté l’importance des ressources intrinsèque à l’idée du jihad qui, lui, est fondamental : "Le jihad a besoin d’argent ; et les hommes ont besoin de jihad."
En avril 1988, il précise l’idée du jihad global dans la publication Al-jihad, à partir d’une entité cohérente, expliquant que "cette avant-garde constitue la base solide d’une société espérée… Nous continuerons le jihad peu importe la distance à parcourir, jusqu’au dernier souffle et jusqu’au dernier battement de cœur – ou jusqu’à ce que nous voyions établi l’état islamique."
Cette base solide, al-qaïda en arabe, elle se construit avec les moudjahidines en Afghanistan. Forts de leur victoire contre les Soviétiques, ils pourront libérer les terres musulmanes, faisant écho à ce qu’il écrit un an plus tôt, dans "Joindre la caravane".
Déjà en 1990… califat contre al-Qaïda
Pour Azzam, l’ennemi, ce sont les chrétiens occidentaux, les juifs et les hindous. D’où un désaccord avec une figure montante de la "base solide", Ayman al-Zaouahiri. Celui-ci est un des cadres du groupe Jihad islamique égyptien qui comprend alors plusieurs activistes au Pakistan (et en Afghanistan). Il voudrait restaurer le califat en Égypte, ce que rejette Azzam. Toutefois, ce dernier est assassiné le 24 novembre 1989 par un engin explosif improvisé (EEI). Plusieurs coupables sont suspectés, à commencer par la CIA et le Mossad, ainsi que l’ISI (Inter-Services Intelligence – les services de renseignement pakistanais). Mais le nom d’autres coupables potentiels est également murmuré : Ben Laden et/ou… Ayman al-Zaouahiri.
Pour Azzam, l’ennemi, ce sont les chrétiens occidentaux, les juifs et les hindous.
Curieusement, c’est vraisemblablement début 1990 que celui-ci rentre en Égypte où il initie le jihad contre le pouvoir de Moubarak, avec l’objectif d’y rétablir le califat… Les attentats se multiplient, en particulier des attentats-suicides, également à l’étranger contre des intérêts égyptiens, à l’image de l’attaque contre l’ambassade d’Égypte au Pakistan, le 19 novembre 1995, et qui provoque la mort de 17 personnes. Ben Laden regrette l’opération qui nuit aux intérêts du jihad global, le Pakistan étant indispensable à la pérennité de la « base » en Afghanistan.
En Égypte, Zaouahiri est derrière l’opération la plus retentissante, le massacre de Louxor. L’enjeu est de taille ; frapper un grand coup afin de faire capoter les pourparlers entre certains jihadistes et le gouvernement. L’action qui se déroule le 17 novembre 1997 fait 62 victimes dont un enfant ; tous ne sont pas des touristes ; quatre Égyptiens sont également tués. La tuerie est perpétrée au couteau de boucher et à l’arme à feu. La vague d’indignation internationale amène Zaouahiri à prudemment se démarquer (l’impact médiatique n’étant pas escompté) : il accuse la police égyptienne d’être à l’origine du crime ! La répression policière qui s’ensuit le contraint à retourner en Afghanistan où, en 1998, ce qui reste de son groupe fusionne avec al-Qaïda.
Vision stratégique de Ben Laden
La fatwa de Ben Laden en 1996 est totalement dans la veine de la "doctrine Azzam", contradictoire avec ce que veut – et met en pratique – alors Ayman al-Zaouahiri. Situation qui rappelle – toutes proportions gardées – la situation qui prévaut aujourd’hui entre l’EI et al-Qaïda historique. Cette fatwa désigne clairement les États-Unis comme cible, s’intitulant : "Déclaration de guerre contre les Américains occupant la terre de deux lieux saints [la Mecque et Médine]". Cible à meurtrir dans le cadre de l’affrontement entre l’Occident et l’Islam dont sont emblématiques les Croisades. Terme par lequel Ben Laden désigne toutes les interventions occidentales ou pro-occidentale contre des musulmans, dont l’intervention de Washington en Afghanistan, en novembre 2001.
Par la suite, en 2002, Ben Laden clarifie sa vision stratégique (ésotérique plutôt qu’exotérique et pratique) dans "Aux Américains". Dans cette déclaration, il souligne que Washington est l’ennemie absolue puisqu’elle tue des musulmans tout en aidant les régimes apostats. Il met également en avant une des notions – toujours très présente dans la conception du jihad tant au sein de la vaporeuse mouvance al-Qaida que dans la tête de Baghdadi – : le vol des ressources pétrolières aux musulmans. Par ailleurs le chef terroriste justifie le jihad en désignant les Américains comme les agresseurs de la Palestine, de la Somalie. Il les accuse de faciliter l’action des Russes en Tchétchénie, la répression indienne au Cachemire, les opérations israéliennes au Liban…
Dans le courant des années 2000, une controverse se développe au sujet des sanglants attentats aveugles. Ben Laden écrit ainsi en 2010 : "Nous demandons à chaque émir dans les régions de veiller à contrôler le travail militaire" tout en ajoutant qu’il convient "(…) d’annuler d’autres attaques en raison de victimes civiles inutiles possibles." Ces recommandations, davantage factuelles que doctrinales, dénoncent plus précisément les violences perpétrées par Abou Moussab al-Zarquaoui en Irak, avec le désastreux précédent des exactions du GIA en Algérie.
Jihad global d’Ayman al-Zaouahiri
À la mort de Ben Laden en 2011, Ayman al-Zaouahri, qui est devenu son bras droit, lui succède. En 1998 ils cosignent le manifeste intitulé "Le front islamique mondial contre les juifs et les croisés". Ce texte, dont Zaouahiri est probablement l’unique auteur, signe la création d’al-Qaïda. Dans celui-ci figure une directive sans équivoque : "Tuer des Américains et leurs alliés, qu’ils soient civils ou militaires, est un devoir qui s’impose à tout musulman qui le pourra, dans tout pays où il se trouvera. al-Zaouahiri est également l’auteur de "Chevaliers sous la bannière du prophète", publié en octobre 2001 (mais en partie rédigé avant les attentats du 11 septembre 2001).
Il y justifie notamment l’idée du jihad global : "La bataille d’aujourd’hui [suite aux attentats du 11 septembre] ne peut être menée à un niveau régional sans prendre en compte l’hostilité globale contre nous." À la fin de son ouvrage, il écrit encore : "La lutte pour l’établissement d’un état islamique ne peut être considérée [au travers] une lutte régionale [locale]". On le constate, al-Zaouahiri est "revenu" de l’aventure égyptienne aux conséquences catastrophiques. À l’instar des autres penseurs du jihad, il sait la nécessité d’un sanctuaire : "(…) le mouvement des moudjahidines islamiques ne triomphera pas contre une coalition mondiale à moins qu’il ne possède une base islamique au cœur du monde islamique" et il espère la restauration du califat : l’établissement d’un état musulman au cœur du monde islamique n’est pas un but facile ou un objectif à portée de la main. Mais il constitue un espoir de la nation musulmane de réinstaller son califat tombé, même après longtemps et après de nombreuses pertes".
Cependant, l’expérience égyptienne lui a appris la prudence. Trop selon ceux qui inspirent la stratégie de Baghdadi. Zahouari explique ainsi que le choc ne doit pas être précipité ; insistant sur l’idée mentionnée auparavant que "(…) l’objectif n’est pas à portée de la main". Pour aller vers la création de cet état, il recommande que "le mouvement du jihad doit patiemment construire sa structure jusqu’à ce qu’il soit bien établi. Il doit amasser suffisamment de ressources et de partisans et établir assez de plans pour combattre au moment et dans l’arène qu’il choisira". À propos des "partisans", il théorise que "La nation musulmane ne participera pas [au jihad] à moins que les slogans des Moudjahidines soient compris des masses de la nation musulmane". La politique avant l’action ; Abdelmalek Droukdel, chef d’Aqmi, le conseillera à ses sicaires qui occupent le nord du Mali depuis le début 2012. Ainsi leur écrira-t-il en main : "nous devons prendre en compte l’environnement local qui rejette un Islam trop rigoureux".
Du "peuple" des guerres révolutionnaires aux "masses" du jihad
Dans les faits, al-Qaïda échoue à provoquer ce "grand soir" islamiste.
Enfin, al-Zaouahiri préconise un rapport étroit avec ce que les stratèges de la guerre révolutionnaire (Mao, Che Guevara, Marighella, etc) appelaient "le peuple" dans les années 1950 à 1980 : "Le jihad doit venir plus proche des masses [musulmanes], défendre leur honneur, repousser l’injustice, et les guider sur un chemin de victoire (…) le jihad doit dédier l’une de ses ailes à travailler avec les masses, prêcher, offrir des services pour le peuple musulman, et partager leurs soucis au travers des voies de charité et de travail éducatif. Nous ne devons laisser aucune place inoccupée [aucun espace vide]. Nous devons gagner la confiance du peuple, son respect, son affection. Le peuple ne nous aimera pas à moins qu’il ressente que nous l’aimons, que nous faisons attention à lui, et que nous sommes prêts à le défendre."
Dans les faits, al-Qaïda échoue à provoquer ce "grand soir" islamiste qui verrait l’élite intellectuelle du jihad fusionner comme un seul moudjahidine avec la masse. Ainsi que l’explique parfaitement Gilles Kepel (Jihad : expansion et déclin de l’islamisme) seul Khomeini avec "sa" révolution iranienne en 1979, obtient un résultat approchant celui auquel songe Zaouahiri.
Contrairement à ce qui est parfois affirmé, ledit manifeste ne rompt pas avec une tradition du jihad qui « préserverait les civils". Tradition qui d’ailleurs n’existe pas. En témoignent les écrits d’Hamid al-Ghazali neuf siècles auparavant. En témoignent aussi les attentats en Égypte mentionnés plus haut, le massacre de Louxor… L’enjeu n’est pas tant de faire preuve d’une "modération de compassion" que de veiller à ne pas nuire à un al-Qaïda qui survit difficilement depuis l’intervention américaine en Afghanistan. Survie qui bégaie d’allégeances plus ou moins solides, à l’instar du GSPC qui devient alors AQMI en Algérie.
Rôles inversés
Toujours dans "Chevaliers sous la bannière du prophète", Zaouahiri s’efforce de replacer le jihad dans une perspective historique, en particulier en Égypte (il remonte jusqu’à la campagne d’Égypte de Napoléon), évoquant évidemment l’accord Sykes-Picot (que dénonce aujourd’hui l’EI, avec véhémence), citant aussi l’"œuvre" de Sayyid Qutb. De manière plus pratique, il parle de l’efficacité des opérations-suicides, précisant toutefois que les objectifs et les armes pour les atteindre doivent être choisis avec soin afin d’infliger le plus de dégâts possibles à l’ennemi.
Il insiste enfin sur la nécessité d’une loyauté indéfectible vis-à-vis du commandement. Ainsi anticipe-t-il les écueils auxquels pourrait être confrontée al-Qaïda. Une fois encore, son expérience parle, ayant lui-même cherché à rejeter les enseignements stratégiques d’Azzam. Ironiquement, expérience qui se renouvelle avec l’EI ; cette fois-ci, Zaouahiri représente l’autorité, Baghdadi étant le "rebelle".
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>> Retrouver tous les articles du blog défense de Laurent Touchard sur J.A.
>> Pour en savoir plus : consulter le blog "CONOPS" de Laurent Touchard
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