Tunisie : des centaines de familles souffrent du mystère des clandestins disparus
Six ans que ces Tunisiens ont disparu. Six ans que leurs familles attendent, entourées des portraits de leurs hommes partis en mer, d’articles de journaux soigneusement découpés et rangés, de souvenirs devenus si douloureux. Six ans qu’elles espèrent non plus vraiment un signe de vie, mais au moins des réponses à leurs questions.
On les surnomme « les disparus ». Ils seraient environ 1 500 depuis 2011, dont 504 à avoir été officiellement recensés d’après le Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (FTDES). « Entre 502 et 509 » d’après la dernière liste évoquée fin janvier par Radhouane Ayara, le secrétaire d’État auprès du ministre des Affaires étrangères chargé de l’immigration et des Tunisiens à l’étranger.
Profitant du relâchement étatique causé par la révolution, des dizaines de milliers de Tunisiens (environ 30 000 d’après l’agence européenne des frontière Frontex) ont embarqué clandestinement en 2011 « pour une vie meilleure » en Europe, en direction des côtes italiennes. Une énorme vague migratoire qui a fait bien des remous.
Plusieurs de ces personnes n’ont pas survécu à la traversée en mer, et beaucoup ont réussi à débarquer à Lampedusa ou sur d’autres rives européennes. Mais le mystère reste encore entier sur le sort de plusieurs centaines d’entre elles, au grand dam de leurs proches, qui exigent une prise de responsabilité des gouvernements tunisien et italien. Et qui remuent ciel et terre pour la vérité.
« Où sont nos enfants ? »
Le 1er mars 2011, les frères Mili, Mohamed Jameleddine et Béchir Jameleddine (à l’époque âgés de 27 et 24 ans) se lèvent à l’aube pour embarquer avec huit autres jeunes de leur quartier sur un bateau qui les attend à El Haouaria, à la pointe du Cap Bon.
« Ils sont partis vers 10h15. On a attendu, le soir, puis le lendemain matin, sans aucune nouvelle », raconte à Jeune Afrique leur mère, Hajer Ayachi. « Vous savez, après la révolution ils rêvaient comme de nombreux jeunes de tenter leur chance en Europe, de conduire de belles voitures, de gagner plus d’argent. Ils étaient trop malheureux ici. »
Ils rêvaient de tenter leur chance en Europe, de conduire de belles voitures, de gagner plus d’argent.
Et rien ni personne n’aurait pu les empêcher de partir, pas même leurs parents, pourtant au courant depuis quelque temps. « Bien sûr que j’étais inquiète, mais je n’avais pas le choix. J’ai essayé tous les jours de les convaincre de rester, mais ils étaient trop têtus », souffle Hajer.
Après trois jours sans nouvelles, la famille entame des recherches sur internet. Les parents apprennent que le bateau de leurs fils est bien arrivé en Italie, avec à son bord 22 migrants. Un maigre fil d’espoir auquel ils se raccrochent depuis.
« On a tapé à toutes les portes mais personnes ne peut ou ne veut nous répondre. Le gouvernement ne communique pas, on nous répète juste qu’ils ont disparu. Mais où ? Sont-ils vivants ou morts ? » À ces questionnements s’ajoute la frustration de ne pas pouvoir se rendre sur place, en Italie. Par manque de moyens, et aussi parce qu’ « on ne nous donnera pas de visa pour ça ».
Les familles se mobilisent donc comme elles peuvent. « Où sont nos enfants ? » scandent régulièrement Hajer Ayachi et des dizaines d’autres membres de familles de disparus devant le ministère tunisien des Affaires sociales, l’ambassade d’Italie à Tunis, le théâtre municipal de la capitale, ou encore dans les médias et sur les réseaux sociaux. Car le bruit garde éveillé.
« Des migrants disparaissaient aussi avant 2011, mais sous la dictature on ne pouvait pas en parler » explique à Jeune Afrique Imed Soltani, fondateur de l’association « La terre pour tous ». Ses deux neveux, Bellahcène et Slim Soltani, sont aussi portés disparus depuis 2011.
« Le système tunisien pousse des jeunes à partir, à prendre le ‘bateau de la mort’ », déplore-t-il. « Ils se disent : ‘Ici de toute façon je meurs. Ici ou ailleurs, c’est pareil.’ »
Enquête en cours
Imed Soltani s’est rendu plusieurs fois en Italie, il a déposé un dossier de l’affaire des clandestins tunisiens disparus au Parlement européen et dit avoir déjà déposé trois plaintes en Italie contre le gouvernement italien. « Je continuerai à me battre tant que je n’aurai pas obtenu la vérité. »
Sous le feu des critiques pour son manque de transparence, la commission d’enquête et de suivi du dossier des Tunisiens disparus en Italie, créée en mars 2015 et présidée par le ministère tunisien des Affaires sociales, est chargée de résoudre les zones d’ombre qui planent encore sur cette affaire. Mais pour les familles et la FTDES, elle existe plutôt « pour la forme, pour faire taire les familles des disparus ».
À l’issue d’une réunion à Rome le 23 février 2017, cette commission et le Haut commissaire du gouvernement italien ont décidé de créer une sous-commission technique et scientifique mixte, a déclaré sur les ondes de Mosaïque FM Moez Sinaoui, l’ambassadeur de Tunisie à Rome. Celle-ci procédera aux opérations de comparaison et de confrontation de toutes les informations recueillies avec celles de la banque italienne de données des immigrés clandestins.
Quelques centaines d’empreintes digitales de Tunisiens disparus et d’analyses génétiques (ADN) de leurs familles, ainsi que des photos, vidéos et autres documents ont été transmis aux autorités italiennes, a également fait savoir l’ambassadeur.
À l’occasion d’une autre réunion en décembre 2015 avec Vittorio Piscitelli, commissaire extraordinaire pour les personnes disparues en Italie, « le ministère italien de l’Intérieur [s’était] engagé à parachever les investigations sur 90 corps non identifiés, dont certains peuvent appartenir à des Tunisiens », a également rappelé Ibtissem Jebali, présidente de la commission parlementaire des Tunisiens à l’étranger.
En attendant, le chagrin et la colère continuent de ronger les familles de ces « disparus », impuissantes. Nous avant tenté, à plusieurs reprises, de contacter le directeur de l’Office des Tunisiens à l’étranger et le secrétaire d’État auprès du ministre des Affaires étrangères chargé de l’immigration et des Tunisiens à l’étranger, en vain ; ils ne sont « pas joignables pour l’instant », nous dit-on.
Le calvaire des familles
Le manque d’informations, ou celles trop éparses au goût de la société civile et des proches, nourrissent les rumeurs et hypothèses en tous genres concernant le sort de ces migrants tunisiens, et sèment davantage la confusion.
Selon l’opérateur téléphonique de Mohamed Mili, celui-ci aurait reçu un SMS sur son téléphone portable le 11 mars 2013 – sans plus de détails -, nous confie Hajer Ayachi, qui continue d’y charger 5 dinars par mois « pour garder la ligne ». « Certaines familles affirment avoir reçu des appels de numéros masqués », ajoute Imed Soltani. « Il y a quelque chose qui cloche… »
Certains avancent la possibilité que les personnes disparues puissent se trouver en zones de guerre (en Syrie par exemple), d’autres s’imaginent qu’ils sont aux mains de la mafia, maltraités dans une prison ou un centre de détention en Italie, ou encore exploités dans des champs. « Mais de là à ne pouvoir donner aucun signe de vie en six ans ? Impossible », affirme Imed Soltani. Et chaque appel, message, annonce gouvernementale et rumeur réactive la douleur de l’absence.
Touchés par ces familles et par leur désarroi, des étudiants tunisiens en psychologie ont décidé d’agir bénévolement pour leur apporter le soutien et l’écoute dont elles ont besoin. Via l’association « Psychologues solidaires » (en partenariat avec l’association Frantz Fanon), créée en août 2013, Imen Tewa et Wael Garnaoui disent avoir voulu répondre à un besoin fort des proches des disparus en mer.
« Le projet a duré un an », nous explique Imen, actuellement doctorante à l’université Paris 7. « Nous avions mis en place, tant bien que mal avec le peu de moyens dont nous disposions, des groupes de parole et des prises en charge individuelles pour un suivi psycho-thérapeutique. L’objectif étant de permettre notamment aux parents, souvent considérés comme responsables de la disparition de leurs enfants aux yeux de la société, de trouver un espace de dialogue et d’écoute pour estomper les sentiments de honte et de culpabilité. »
Des frères et sœurs ont dû arrêter leurs études pour chercher du travail, une des mères s’est donnée la mort en sautant du toit de sa maison, une autre s’est immolée par le feu
Depuis le départ de leurs fils, frères ou conjoints, les familles souffrent d’un « état de tristesse sévère » lié à une situation dite de « deuil bloqué ou pathologique ». Car en l’absence d’informations officielles, de corps, ou de rituels funéraires, elles ne peuvent dépasser ce stade.
« Ces personnes sont très fatiguées et dans un état psychologique grave », déplore Wael Garnaoui, qui souligne que certaines ont développé des symptômes post-traumatiques tels que l’impossibilité de manger du poisson (« parce qu’il a lui-même mangé leurs enfants »), des évanouissements à la vue de la mer, ou encore du diabète dû au stress. « Une femme est même devenue aveugle à force de pleurer ! » affirme Wael.
La cellule familiale en pâtit aussi : des frères et sœurs ont dû arrêter leurs études pour chercher du travail, une des mères s’est donnée la mort en sautant du toit de sa maison, une autre s’est immolée par le feu. Ce programme des « Psychologues solidaires » a dû s’arrêter en 2014, par manque de financement. Et la plupart des familles sont à nouveau livrées à elles-mêmes.
Les autorités et certaines organisations « instrumentalisent ce dossier quand ça les arrange », regrette Wael Garnaoui. « Beaucoup de promesses, principalement politiques, ont été faites, et cette affaire de société et devenue une affaire d’État », ajoute Imed Soltani.
« On n’est pas contre l’idée qu’ils puissent être morts. Tout ce qu’on veut, c’est savoir », affirment les proches. Et de continuer à lancer des bouteilles à la mer, alors que des accords migratoires se multiplient entre la Tunisie et l’Europe…
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