Libye : la deuxième vie de Khalifa Haftar au Tchad et la défaite finale de Ouadi Doum

Khalifa Haftar a récemment refait surface en prenant en Libye la tête d’une offensive toujours en cours contre les milices islamistes de Misrata et Benghazi. Dans ce quatrième et avant-dernier billet de blog, Laurent Touchard* continue de retracer la vie de cet homme dont la carrière semble embrasser les routes sinueuses d’un opportunisme débridé.

Vue satellitaire de ce qu’il reste aujourd’hui de la base de Ouadi Doum. © Capture d’écran / Google map

Vue satellitaire de ce qu’il reste aujourd’hui de la base de Ouadi Doum. © Capture d’écran / Google map

Publié le 21 octobre 2014 Lecture : 10 minutes.

*Laurent Touchard travaille depuis de nombreuses années sur le terrorisme et l’histoire militaire. Il a collaboré à plusieurs ouvrages et certains de ses travaux sont utilisés par l’université Johns-Hopkins, aux États-Unis.

Plein de morgue, le colonel Haftar adresse un message à Kadhafi : à Ouadi Doum, il va "attirer" et "écraser" l’ennemi. Ce que veut l’officier supérieur, c’est s’enterrer toujours plus, fortifier, poser davantage de mines. Bâtir un "Khe Sanh à la libyenne". Mais c’est un "Dien Bien Phu à la tchadienne" qui le guette… En effet, un ordre de Kadhafi vient bousculer le plan du colonel : "Tu reprends Fada !" Haftar s’exécute mollement : il organise un Groupement de libération de Fada à partir des éléments dont il dispose sur place. Au Soudan, une autre colonne se prépare, celle-ci avec des combattants de la Légion islamique et du CDR. Les deux forces doivent attaquer Fada simultanément en surprenant les FANT. Toutefois, avant même de débuter, l’opération commence mal.

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>> Lire également les billets précédents : La première vie de Khalifa Haftar, condottiere des sables ; La deuxième vie de Khalifa Haftar dans la guerre au Tchad (1e partie) ; La deuxième vie de Khalifa Haftar (suite)

Les "yeux" et les "oreilles" braqués sur Ouadi Doum

La raison principale ne peut être totalement imputée au colonel Haftar. En effet, les Libyens sont littéralement épiés par une multitude d’yeux et de capteurs divers. Outre les discrètes patrouilles de reconnaissance des FANT, outre les "invisibles" du 13e RDP et du 11e Choc qui grenouillent là où il y a matière à chouffer, il y a aussi les satellites américains dont l’imagerie est traitée par la National Photographic Interpretation Center (NPIC) de la CIA, le Mossad qui s’intéresse à la Libye depuis le début des années 1970, les moyens d’écoute des uns et des autres… Face à tous ces capteurs et ceux qui s’en servent, les Libyens font preuve d’un laxisme effarant : pas d’opérations de déception, le camouflage laisse à désirer, la sécurité des communications n’est pas exceptionnelle…  Dès lors, Hissène Habré est vite prévenu de ce qui ce trame, du projet d’attaquer Fada.

Petite digression à propos du Mossad : en octobre 1986, Hassan Djamouss est reçu à Tel Aviv. Il négocie une aide israélienne au nom d’Hissène Habré. Pour ce faire, il bénéficie des bons offices de Washington, ainsi que de la nature de la guerre qui se livre : contre la Libye, ennemie d’Israël, soutenue par l’Iran. Rappelons également que la Libye accueille et forme alors des terroristes palestiniens. Avant cela, des liens existaient également entre le régime sudiste de Tombalbaye et Israël. Ainsi, l’Etat hébreu entraîne-t-il 350 Tchadiens au Zaïre, en 1971. Ceux-ci sont notamment brevetés parachutistes. Mais refermons la parenthèse des "guerres" secrètes tchadiennes.

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>> Retrouver ici les trois volets de l’histoire des conflits entre la Libye de Kadhafi et le Tchad de Habré :

Groupement de libération de Fada

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La décision de Kadhafi de reprendre Fada dans les plus brefs délais a également une conséquence : le colonel Haftar voit son plan dérangé. Le Groupement de libération de Fada va le priver d’effectifs et de moyens qu’il estime indispensables pour rendre Ouadi Doum invulnérable : 1 500 hommes, une centaine de blindés… Par ailleurs, ayant lui-même fait l’expérience de l’échec d’une action offensive contre Fada quelques semaines auparavant, il ne croit pas aux chances de succès dudit groupement. Dès lors, il semble ordonner au chef de la colonne de ne pas "se presser". Consigne qui aura des conséquences pour une unité de marche dont le monde connaît désormais l’existence et devine l’objectif…

Le 18 mars, les moteurs des véhicules du Groupement de libération de Fada pétaradent. La colonne s’aventure en dehors des champs de mines de Ouadi Doum. Tranquillement. Au laxisme s’ajoute l’amateurisme ; là encore, le colonel Haftar est à pointer du doigt. Aucun avion SF-260 ne décolle de Ouadi Doum. Mieux que ces légers biplaces à hélice, les hélicoptères de combat Mi-25 Hind ne s’élèvent pas dans l’air chaud tchadien. Aucun éclairage de l’itinéraire du groupement donc, par des reconnaissances aériennes. Idem en ce qui concerne la colonne : son chef ne lance aucune patrouille de reconnaissance, ne protège pas ses flancs. La formation libyenne se déplace en étant vue de tout le monde alors qu’elle est totalement aveugle !

L’embuscade de Bir Kora

En fin de journée, le groupement n’est qu’à… 80 kilomètres de Ouadi Doum ! À la grande stupéfaction des Goranes qui le surveillent attentivement, le convoi s’arrête pour bivouaquer, non loin de la passe de Bir Kora ! Les Tchadiens ont toute latitude pour se positionner, refermer un piège implacable autour des Libyens qui ne se doutent de rien. Le 19 mars, à l’aube, les dès sont jetés. Les missiles Milan jaillissent des tubes et vont "cramer" les T-55. Immédiatement, le chef du groupement ordonne à sa réserve mobile de se porter en renfort du secteur concerné et de contre-attaquer. Hassan Djamouss (cousin d’Idriss Déby), assurément l’un des plus habiles chef de guerre de l’Histoire africaine fait alors donner le gros de ses forces, dans une autre direction. C’est l’hallali pour les Libyens. Djamouss frappe le dispositif libyen là où il est le plus faible, alors que la réserve de l’ennemi est empêtrée ailleurs… Le Groupement de libération de Fada se transforme vite en un indicible chaos de véhicules qui tentent de se défendre et d’échapper à des assaillants qui les submergent alors qu’ils sont à peine plus nombreux.

À Ouadi Doum, le colonel Haftar entend les communications radios qui lui parviennent de la colonne. Pourtant, il ne fait rien.

À Ouadi Doum, le colonel Haftar entend les communications radios qui lui parviennent de la colonne. Pourtant, il ne fait rien. S’efforce-t-il d’obtenir des ordres de Tripoli, sans la réponse attendue ? C’est probable. Quoi qu’il en soit, il tarde à prendre une initiative. Alors qu’il aurait pu envoyer les Hind bourdonner au-dessus des FANT et cracher roquettes et balles de 12,7 mm, il décide, dans la précipitation, de constituer une colonne de secours. Il est déjà trop tard : le groupement est disloqué, avec au moins 384 tués en quelques heures… Quelque chose d’incroyable survient alors : à une vingtaine de kilomètres de l’embuscade dans laquelle est tombée le Groupement de libération de Fada… la colonne de secours s’arrête à son tour afin de bivouaquer pour la nuit !

Et de deux…

À la décharge des Libyens, leur manque d’entraînement, leur inaptitude tactique et l’infériorité des systèmes de vision nocturne de leurs chars T-55 face aux caméras thermiques des Milan rendent tout combat de nuit suicidaire. Le premier feu serait à l’avantage des Tchadiens et de leurs Toy’ Milan. Ensuite à la lumière des carcasses de chars en flammes, les Goranes de Djamouss n’auraient plus qu’à se répandre et à "cramer" au RPG, au LAW et au LRAC les autres véhicules… Certes, il s’agit aussi pour les Libyens de recueillir les rescapés du groupement qui s’efforcent désormais de regagner Ouadi Doum, soit environ un millier d’hommes. Admettons.

Mais à l’image du groupement qui a précédé la colonne de secours, aucune sonnette n’est véritablement déployée, aucune patrouille de reconnaissance digne de ce nom n’est lancée aux abords des positions libyennes. Khalifa Haftar semble n’avoir donné aucune consigne à ce sujet. Où est le tacticien hors pair qu’évoquent aujourd’hui certains observateurs ? Quant aux Tchadiens, eux, ils ne perdent pas de temps. Ils profitent de la nuit et de l’absence de patrouilles ennemies pour se positionner. Encore.
À l’aube du 20 mars 1987, ils fondent sur l’adversaire et le taillent en pièces. Certains Goranes éclatent de rire au milieu des tirs d’armes automatiques, des coups de canon de 100 mm des T-55 qui claquent pour aller percuter les rochers… Les Libyens sortent du sommeil sans comprendre ce qui leur tombe sur le coin de la figure. Des chars sont abandonnés. Une batterie d’artillerie complète est laissée par ses servants : une partie est tuée, les autres prennent leur jambe à leur cou… Le bilan est terrible pour les deux colonnes : 800 morts, 40 chars et des dizaines de véhicules blindés détruits, abandonnés… Le colonel Haftar supervisait les opérations de la colonne depuis Ouadi Doum. Cette seconde défaite du mois de mars est la sienne…

Du 20 au 22 mars, des rescapés regagnent péniblement Ouadi Doum, par petit paquets. Leur arrivée vient grever un peu plus un moral déjà bien en berne. Pourtant… les hommes continuent de vaquer à leurs activités quotidiennes. Aussi impensable que cela paraisse, aucune mesure particulière n’est prise. Le colonel qui commande le GOS s’est convaincu que jamais ses adversaires, ces Goranes sans éducation, pourront attaquer "sa" base. Il affiche un mépris total pour les Tchadiens. Enfermé dans ses certitudes, à l’image des jours précédents, il n’ordonne aucun vol de reconnaissance : les Mi-25, les SF-260, les L39 restent au sol. Aucune véritable patrouille de ne sort de Ouadi Doum. La défaite est actée avant même d’être survenue. Dans ces conditions, difficile de parler de Haftar comme d’un génie militaire.

Le 22 mars, lorsque les sentinelles de Ouadi Doum aperçoivent des véhicules. Ceux-ci foncent en direction de la base. Les Libyens se réjouissent, font des signes amicaux. Durant deux jours, les rescapés du Groupement de libération de Fada et de la colonne de secours n’ont cessé d’arriver, en désordre. Il ne peut donc s’agir que de camarades qui reviennent enfin. Mais au lieu de survivants, ce sont les Goranes qui soudain défouraillent. Exploit incroyable, même face à des Libyens lamentables et mal commandés, les Tchadiens ne font qu’une bouchée de Ouadi Doum, en un peu moins de quatre heures.

À 100 kilomètres/heure, ils se ruent au milieu des champs de mines, espérant qu’ils passeront avant que n’explosent les engins de mort.

À 100 kilomètres/heure, ils se ruent au milieu des champs de mines, espérant qu’ils passeront avant que n’explosent les engins de mort. L’idée n’est pas bonne : une dizaine de Toy’ est au tapis, les hommes à bord tués ou gravement blessés. Au mieux, sonnés. Djamouss est l’un de ceux-ci et devra être évacué ; il sera soigné en France. D’autres ont pris soin de se faufiler : ils empruntent des passages qu’ils ont repérés les jours précédents, en regardant rentrer les Libyens ! Ils investissent la base, fauchent ceux qui résistent avec l’énergie du désespoir.

Le colonel Haftar donne l’ordre de se battre pour ne pas être abattus "comme des rats". Il est vrai que les Goranes n’aiment pas s’embarrasser de prisonniers. Les Libyens sont plus nombreux, avec une puissance de feu supérieure. Mais ces atouts deviennent des handicaps dans le chaos qui s’amplifie de minute en minute. L’artillerie ne tire pas un sol obus. Qui entend l’ordre d’Haftar ? Chacun s’efforce de sauver sa peau. Comme toutes les armées du monde victorieuses, les Goranes sont pris d’une frénésie guerrière : le sang, l’ivresse des rafales d’armes automatiques, l’odeur de la poudre, le métal brûlant…

Bilan désastreux pour Khalifa Haftar

Dans la nuit, le colonel Haftar tombe finalement aux mains des Tchadiens. Plus de 1 200 de ses hommes sont morts à Ouadi Doum, en sus des 800 des deux embuscades de Bir Kora. Plus de 2 000 tués et l’étoile de la mort détruite… Les Tchadiens, eux, ont perdu environ 300 hommes. Pour Khalifa Haftar, cette terrible défaite est la conséquence de la "trahison" de sa hiérarchie. Cependant, le colonel Haftar est celui qui commandait à Ouadi Doum. Il est celui qui n’a pas lancé de reconnaissances aériennes, de patrouilles, celui qui n’a pas vu le dispositif tchadien se refermer autour de ses unités, de la base, les étrangler vigoureusement…

La réalité est brutale. Mais c’est la réalité : les Goranes des FANT ont démontré une fois de plus leur bravoure et leur efficience militaire face à des Libyens pitoyables. Hassan Djamouss a magnifiquement manœuvré, il a su économiser ses forces en les concentrant et en frappant sur les points faibles de l’ennemi après l’avoir trompé, en provoquant le choc pour le balayer. Khalifa Haftar n’a aucunement tiré partie des atouts qui étaient les siens. Il n’a pas disputé l’initiative à son adversaire, il est resté statique sans aucune imagination.

Haftar explique qu’après sa capture, une dizaine d’officiers français l’ont approché : "Ils m’ont salué militairement et ont demandé s’ils pouvaient me parler", dit-il, ajoutant : "J’ai répondu que j’étais prisonnier des Tchadiens, je n’étais donc pas dans l’obligation de leur parler [aux Français]. Ils ont renouvelé leur salut et sont partis." Il se donne une importance certaine. Or, à l’évidence, les Français n’insistent pas ; si le colonel est connu comme étant loyal à Kadhafi, ses non-performances militaires font qu’il n’est pas considéré comme une "prise" de choix. Le "rens" français délaissera même les notes du colonel Haftar, éparpillées au milieu d’autres papiers administratifs à Ouadi Doum… Absence d’intérêt révélatrice. Là commence la troisième vie du colonel, qui sera plus brillante celle-ci…

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>> Pour en savoir plus : consulter le blog "CONOPS" de Laurent Touchard

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