Keita Stephenson : « Les Guyanais sont calmes par rapport à ce qu’ils supportent »
Depuis plusieurs semaines, la tension monte en Guyane sur fond d’insécurité et de difficultés économiques. Pourquoi les mouvements sociaux se multiplient-ils dans ce territoire français d’outre-mer qui compte plus de 250 000 habitants ? Jusqu’où iront-ils ? Explications de Keita Stephenson, consultant en stratégie et auteur de Demain, c’est nous ! (2013).
La grève générale, décrétée lundi 27 mars à l’appel de l’Union des travailleurs guyanais (UTG) qui regroupe 37 syndicats, se poursuit pour la deuxième journée consécutive. Plusieurs marches sont organisées à Cayenne et à Saint-Laurent-du-Maroni (nord-ouest) ce mardi, à l’appel du collectif citoyen « Pou la Gwiyann dékolé » (« Pour que la Guyane décolle », en créole guyanais).
Depuis dimanche dernier, la compagnie aérienne Air France a annulé tous ses vols quotidiens de l’Hexagone vers la capitale guyanaise. Une délégation ministérielle devrait se rendre en Guyane avant la fin de la semaine, a indiqué lundi Bernard Cazeneuve, le gouvernement français ayant jugé suffisant de n’envoyer dans un premier temps qu’une mission de fonctionnaires, samedi dernier, pour tenter de répondre à la crise.
À un mois du scrutin présidentiel, les difficultés des territoires d’outre-mer s’invitent donc dans la campagne électorale. Pour Keita Stephenson, consultant en stratégie et auteur de Demain, c’est nous ! (2013), on ne peut y voir d’opportunisme électoral, compte tenu de la gravité de la situation. Interview.
Jeune Afrique : Quel a été l’élément déclencheur de la contestation ?
Keita Stephenson : La visite de la ministre de l’Écologie Ségolène Royal en Guyane. Lors de son déplacement, du 16 au 18 mars, elle a été interpellée par le « collectif des 500 Frères contre la délinquance » [collectif de citoyens apparu pour lutter contre l’insécurité il y a deux mois et dont les membres sont cagoulés et vêtus de noir, NDLR] et par des responsables socio-professionnels sur les difficultés du territoire.
Les chiffres parlent d’eux mêmes : plus de 40% de la population a moins de vingt ans, un jeune sur deux (de moins de 25 ans) est au chômage, près de la moitié des enfants ne termineront pas leur lycée. La Guyane doit par ailleurs faire face à différents flux migratoires des pays limitrophes (le Brésil, le Suriname, Haïti), des activités d’orpaillage illégal, au développement d’une économie informelle liée au chômage endémique et au manque d’infrastructures de base… Ce territoire est aussi vaste que le Portugal, or il n’y a que 400 km de voirie. Une grande partie des communes sont enclavées et ne sont accessibles que par voie fluviale, sans compter les problèmes d’accès à l’eau potable et à l’électricité.
Ces difficultés sont identifiées depuis plus de vingt ans, les problématiques sont connues, ce qu’il manque ce sont des moyens et une vision.
C’est un mouvement populaire très enthousiaste, porté par une trentaine de collectifs citoyens
François Hollande a déclaré lundi que « la première priorité c’est la lutte contre l’insécurité ». Est-ce que vous faites le même constat ?
La Guyane a le record d’homicides et de viols en France [une quarantaine d’homicides en 2016 selon le procureur de Cayenne, Eric Vaillant, soit le département le plus meurtrier du pays, NDLR]. L’année dernière, plusieurs drames ont conduit à des manifestations pour réclamer des solutions face à l’insécurité. Les citoyens sont exaspérés et des collectifs comme celui des « 500 Frères » ou « Stop violence » se sont constitués pour lutter contre la criminalité. Ils collaborent avec les autorités et font un travail de prévention et de médiation auprès des jeunes dans les quartiers. Ce qui est rassurant c’est que justement, il n’y a pas eu de règlement de comptes.
Comment le mouvement social est-il perçu par les Guyanais ?
Le blocage de l’ensemble du territoire n’a pas entraîné de contestation, ni d’incidents, ni de provocations. Bien au contraire, il fédère : tout le monde se retrouve sur le fait qu’il y a une insécurité très forte et un horizon qui s’assombrit. C’est un mouvement populaire très enthousiaste, porté par une trentaine de collectifs citoyens.
Quelles sont les raisons d’être de ce malaise ?
Notre territoire accueille à Kourou le fleuron de l’industrie spatiale française – la fusée Ariane 5 dont le lancement qui devait avoir lieu mardi a été bloqué doit transporter deux satellites, l’un brésilien et l’autre sud-coréen, dans le but d’améliorer la couverture internet de la population de ces deux pays – mais les 250 000 personnes qui habitent en Guyane n’ont pas d’accès à internet. Il y a vingt ans déjà, les slogans des jeunes lycéens dont je faisais partie scandaient « la fusée d’école mais pas d’école ». Ce paradoxe est une violence.
La question qui se pose, c’est quelle vision de l’avenir a-t-on pour la Guyane ?
Pour tenter de répondre à la crise, le gouvernement a d’abord envoyé une délégation ministérielle… sans ministres. Comment interprétez-vous ce geste ?
Imagine-t-on, dans une situation où une région française dont l’ensemble des écoles, des services publics, des entreprises, de l’activité économique sont bloqués, après plusieurs années d’alertes, de discussions, de travaux pour répondre à ce marasme, qu’on y enverrait que de simples fonctionnaires ? Le gouvernement a lancé un appel au calme, mais les gens sont calmes par rapport à ce qu’ils supportent.
La question qui se pose, c’est quelle vision de l’avenir a-t-on pour la Guyane ? Notre territoire possède le plus grand massif forestier de l’Union européenne ce qui donne à la France un rang de puissance écologique. Aujourd’hui, l’État possède 90% du territoire guyanais, le parc amazonien pour l’essentiel, qui fait dont l’objet de réglementation de l’environnement. Mais, l’articulation entre ce patrimoine naturel, les communautés qui y habitent et les acteurs économiques ne fait toujours pas l’objet d’un modèle économique.
La contestation peut-elle faire tache d’huile dans les autres territoires d’outre-mer ?
Les mêmes causes produisent les mêmes effets. La situation aux Antilles est aussi économiquement difficile, le mouvement contre la vie chère de 2009 qui avait aussi touché la Guyane en atteste. En outre, cette crise pose la question de la gouvernance et de la relation de l’État avec les territoires d’Outre-mer. Compte tenu des défis, il faut se demander si les outils institutionnels permettent aux collectivités d’y répondre. À ce titre, la refonte institutionnelle qui marque la fusion du département et de la région, adoptée en 2010, et dont la mise en oeuvre devait être effective en 2015, pose problème.
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