Libye : la deuxième vie de Khalifa Haftar (suite)
Khalifa Haftar a récemment refait surface en prenant en Libye la tête d’une offensive toujours en cours contre les milices islamistes de Misrata et Benghazi. Dans ce troisième billet de blog, Laurent Touchard* continue de retracer la vie de cet homme dont la carrière semble embrasser les routes sinueuses d’un opportunisme débridé.
La Libye a réussi à rester au Tchad en s’agrippant à un agglomérat de groupes, certes rebelles au régime d’Habré, mais également de plus en plus majoritairement hostiles à l’occupation libyenne. Au regard des perpétuels retournements d’alliance, des susceptibilités diverses, des rivalités personnelles, des considérations ethniques et claniques le tout saupoudré de l’ire grandissante que provoque l’occupation libyenne, ce maintien au Tchad constitue un exploit. Sans pour autant être synonyme de victoire…
>> Lire également : La première vie de Khalifa Haftar, condottiere des sables et La deuxième vie de Khalifa Haftar dans la guerre au Tchad (1e partie)
Les outils de l’exploit
Les membres de la Légion islamique s’étant révélés piètres guerriers, ce succès stratégique au milieu de multiples revers tactiques revient en partie aux spécialistes des forces régulières de Tripoli : servants de l’artillerie, équipages de chars, ainsi qu’à l’aviation. Même s’ils causent relativement peu de pertes aux meilleures troupes tchadiennes, l’impact psychologique des pilonnages et des raids à moyenne et haute altitude (pour être hors de portée des ZPU, des SA-7, des Redeye et depuis peu, des Stinger) est considérable.
Le succès revient aussi aux prouesses des services logistiques de l’armée libyenne. Ils parviennent à ravitailler un corps expéditionnaire de plusieurs milliers d’hommes loin de leurs bases. Ils mettent en place des infrastructures pour le dépôt et la répartition des stocks. Leur rôle est estompé par celui des unités de première ligne. Il est pourtant primordial, surtout que la logistique est un des leviers de contrôle de l’insurrection contre Habré : Kadhafi décide ainsi de fournir ou non le carburant nécessaire aux véhicules et blindés Cascavel du GUNT… La Libye est toujours là, donc. Mais Haftar n’a pas réussi à briser les FANT. Les choses ne vont pas s’arranger.
La défaite de Fada
Le 2 janvier 1987 Habré ordonne la reprise de Fada, à 270 kilomètres à l’est de Faya Largeau, en bordure du plateau de l’Ennedi. Bien défendu, l’endroit est une des positions-clefs du dispositif libyen : 1 200 combattants de la Légion islamique et soldats libyens, 400 rebelles du CDR. L’ensemble dispose de 50 T-55, 150 BRDM-2, BTR-60PB, BTR-70 et BMP-1 tandis que des avions d’attaque légère SF260 et de redoutables hélicoptères Mi-25 Hind sont parqués sur la piste, en mesure de prendre l’air dans les meilleurs délais afin de pulvériser les colonnes de 4×4 des FANT.
Pourtant, contre toute attente, les éléments motorisés des FANT percent les trois écrans successifs de chars et blindés libyens. Ils manœuvrent habilement, accrochent bravement un ennemi dont la puissance de feu est pourtant supérieure. Les Libyens se replient pour tenter de se rassembler et de se réorganiser à Fada. Mais la panique s’empare des équipages rescapés. C’est la déroute et Fada tombe. Le prix de la défaite est considérable : 800 tués, 81 prisonniers. Les rescapés s’éparpillent dans les reliefs rocheux du plateau. Habré Jubile, la France se félicite, les Américains ricanent. Kadhafi, lui, n’apprécie pas la "plaisanterie". En Libye, pas un mot ne filtre. En revanche, en tant que commandant du GOS, Haftar est inévitablement tancé par le guide et sommé de faire mieux… Beaucoup mieux.
>> Retrouver ici les trois volets de l’histoire des conflits entre la Libye de Kadhafi et le Tchad de Habré :
- 1966 – 1979 : Kadhafi et Habré prennent le pouvoir en Libye et au Tchad
- 1980-1983 : de la seconde bataille de N’Djaména à celle de Faya Largeau
- L’opération française Manta de 1983 et le jeu des frictions nord-sud
Khalifa Haftar pour reprendre Fada
Il est temps pour le colonel Haftar de montrer à ses adversaires qui est le patron. Il prend donc le commandement de l’opération destinée à reprendre Fada, à venger la défaite du 2 janvier. L’action prend place les 13 et 14 janvier 1987. Encore une fois, la méthode est basique, sans imagination, sans surprise. Les FANT sont autrement plus solides que les FAP du Tibesti : elles manœuvrent avec leur 4×4 armés de lance-missiles Milan, de canon sans-recul de 106 mm, de mitrailleuses lourdes. D’autres véhicules foncent à proximité des chars et blindés. Les hommes à l’arrière des pick-up giclent des Toyota, épaulent leur RPG-7, leur LRAC-89, leur LAW M72 et crament les T-55, Cascavel, BTR… C’est une nouvelle raclée : une dizaine de T-55 sont détruits, une vingtaine d’autres véhicules, 76 Libyens tués. Le colonel Haftar s’évapore dans le tumulte de la bataille durant plusieurs heures. Certains de ses hommes le croient mort, la chaîne de commandement est désorganisée. C’est le sauve-qui-peut…
Le 21 janvier, les Tchadiens reprennent le contrôle de Zouar. Pour ne pas offrir une cible fixe à l’artillerie et à l’aviation libyenne, ils se positionnent autour de la localité sans la tenir à proprement parler. Avec des forces mobiles pourtant moins nombreuses, les FANT donnent l’impression d’être partout. Elles harcèlent les positions libyennes (en particulier la nuit, lorsque l’aviation libyenne n’intervient pas), elles sont offensives. Kadhafi rit encore moins : s’il persiste à nier que ses troupes sont implantées au Tchad, il menace Paris et Washington d’une réaction sévère si un "régime hostile" était installé chez son voisin. Il explique que le Tchad est "géographiquement et démographiquement une extension naturelle de la Libye".
Renforcement du dispositif libyen et Ouadi Doum
Comprenant que la rhétorique est aussi légère qu’un SF-260, le "Guide" décide que la Légion islamique et quelques centaines de spécialistes libyens ne suffisent pas. Il ordonne au chef d’état-major d’expédier des moyens supplémentaires. Courant janvier, des réservistes sont mobilisés en Libye. En février, 15 000 combattants de la Légion islamique et soldats libyens (20 000 selon les Tchadiens) sont au Tchad, plus environ 8 000 en guise de réserve stratégique, entre Sebha (dans le centre de la Libye) et Koufra (au sud). Le dispositif d’Haftar s’étoffe donc sensiblement : il ne repose plus uniquement sur la piètre Légion islamique et sur de turbulents rebelles. Désormais, son ordre de bataille comprend un nombre non négligeable de soldats réguliers.
S’ensuit une pause "opérative". L’intensité des combats la rend nécessaire pour l’ensemble des protagonistes. Ils peuvent ainsi se renforcer, réorganiser, leur dispositif respectif. Faya Largeau étant sans le moindre doute dans la ligne de mire des FANT, le colonel Haftar reçoit l’ordre de s’installer à Ouadi Doum. Née du néant en pleine zone semi-aride, la grande base aéroterrestre est considérée comme imprenable, y compris par les services de renseignement français et américains. Les officiers de la CIA comparent d’ailleurs Ouadi Doum à "l’étoile de la mort", la "death star" du film Star Wars (dont le troisième opus est sorti en 1983), arme destructrice de planète de Darth Vader… Pour la défendre sont présents 3 500 hommes, 150 chars de combat (138 T-55 et 12 T-62). Les effectifs sont constitués de soldats réguliers et non de volontaires de la Légion islamique. Environ 3 000 commandos libyens les y rejoignent bientôt.
Le pourtour de la base est ceinturé de champs de mines que battent des mitrailleuses lourdes et canons sans-recul protégés dans des retranchements.
Le pourtour de la base est ceinturé de champs de mines que battent des mitrailleuses lourdes et canons sans-recul protégés dans des retranchements. Les chars sont embossés dans des excavations ; la caisse est comme avalée par le sol d’où ne dépasse que la tourelle. Ils constituent ainsi de véritables bunkers tout en restant capables de s’extirper de leur fossé pour contre-attaquer. Ouadi Doum est bien un "gros morceau". Quant à Haftar, une dépêche de l’AFP (citée par Florent Sené) explique qu’il "s’était réservé la production d’un potager et d’un champ de blé d’un hectare environ, alimenté par un réseau de conduites d’eau puisée près d’une petite mare entourée d’herbes." Sené explique aussi qu’une vache laitière est présente pour le "lait quotidien du colonel". Toutefois, cette dernière anecdote est suspecte : selon les versions, l’origine et le nombre de vaches change…
Selon Haftar, Ouadi Doum n’était pas destinée à devenir une véritable base aérienne. Ce faisant, il en diminue l’importance stratégique ; autre manière de relativiser la gravité des événements qui vont suivre… Certes, l’endroit n’avait pas vocation à devenir une base permanente de bombardiers et chasseurs-bombardiers libyens. Mais avec ce plot, Kadhafi se donnait la capacité de frapper aisément N’Djaména avec ses bombardiers, d’appuyer avec ses chasseurs-bombardiers des poussées en direction du sud. La piste est longue (3 800 mètres), en dur, aménagée, avec des citernes de carburant, des dépôts de pièces détachées pour avions. Un dispositif antiaérien performant la protège (avec toutefois, des personnels globalement incompétents). En février 1985, des reconnaissances aériennes françaises fournissent de l’imagerie sans équivoque : des MiG-23 Flogger libyens sont à Ouadi Doum…
>> Lire la suite de ce billet : La deuxième vie de Haftar : la défaite finale de Ouadi Doum
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>> Retrouver tous les articles du blog défense de Laurent Touchard sur J.A.
>> Pour en savoir plus : consulter le blog "CONOPS" de Laurent Touchard
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