Crise anglophone au Cameroun : à quoi joue la justice ?
Lorsqu’on observe la scène judiciaire camerounaise depuis le déclenchement de l’« affaire dite anglophone », on est frappé par trois phénomènes, qui renseignent sur le style actuel de la gouvernance politique.
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Stéphane Bobé Enguéléguélé
Stéphane Bobé Enguéléguélé est camerounais, docteur des Universités en Science Politique et avocat spécialisé en droit public et droit public des affaires.
Publié le 3 avril 2017 Lecture : 4 minutes.
La justice apparaît d’abord comme une ressource du politique, plutôt qu’un pouvoir investi de la régulation du fonctionnement social. Tout ordre politique repose pourtant sur le postulat de son acceptabilité. Il est adossé à un cadre axiologique, fait des normes et valeurs, qui rendent l’action étatique acceptable. Les mobilisations observées signent une béance entre l’action judiciaire et l’univers de ses légitimations.
De même, les polarisations autour des enjeux unitarisme/fédéralisme/décentralisation/sécession, s’exacerbent à cause des libertés prises avec les canons du droit. La loi pénale a par exemple défini la sécession comme le fait « en temps de paix (d’entreprendre) par quelque moyen que ce soit de porter atteinte à l’intégrité du territoire. » Il s’agit d’une arme, extrêmement redoutable, fonctionnant d’ailleurs à plein, puisqu’on poursuit même l’apologie du sécessionnisme.
La formule « quelque moyen que ce soit » est extensive et autorise une extrapolation des faits délictueux à des actes positifs et matériels, ce qui est conforme au principe d’interprétation stricte de la loi pénale, mais aussi, à la simple expression d’une idée. Pourtant, la protection de la liberté de pensée est une composante du cadre axiologique de la politique pénale d’un État démocratique.
C’est d’ailleurs la raison pour laquelle l’article 15.1 de la Charte Internationale sur les droits civils et politiques énonce que nul ne sera condamné pour des actions ou omissions qui ne constituaient pas un acte délictueux d’après le droit au moment des faits.
Police des consciences
Un prévenu ne peut donc répondre que d’actes matériels, et non de l’expression d’idées, même gênantes, sur l’organisation des pouvoirs publics. Avancer une idée sur la forme de l’État ne contrevient à aucune composante de l’ordre public de protection de l’intégrité territoriale de l’État.
Bien mieux : la CIJ a rappelé que le principe de l’intégrité territoriale des États avait un caractère obligatoire en tant qu’éléments de droit international coutumier. Ainsi, « les limites territoriales dont il s’agit d’assurer le respect peuvent également résulter de frontières internationales. » La sécession est donc dans tous les cas une atteinte à l’uti possidetis juris « de l’intérieur », et requiert des actes matériels d’atteinte à l’intégrité territoriale.
Or de tels actes sont ils prouvés ? L’incrimination d’intellectuels et d’acteurs de la société civile, opinant sur l’organisation de l’État marque, sans nul doute, une escalade dans la répression, qui rejoint le modèle colonial de la répression de la subversion. Une justice pénale de l’ordre téléologique se déploie sous nos yeux. Surveiller l’expression de la pensée, instaurer une police des consciences, en bâtissant des murs toujours plus hauts là où il faudrait pourtant construire des ponts, et faire de la fraternité un véritable projet politique.
La dynamique politique et judiciaire démontre une régression de l’État de droit
La dynamique politique et judiciaire démontre ensuite une régression de l’État de droit, tout se passant comme si l’État ne s’exprimait plus qu’à travers la figure du Léviathan. L’État de droit émerge et se développe toujours au cœur d’un cycle vertueux, où l’équité permet de réconcilier grâce au droit, des intérêts qui, autrement s’opposeraient en permanence. Un tel déploiement de l’État de droit va d’ailleurs de pair avec la mise en forme d’institutions économiques aussi inclusives que les politiques.
C’est l’enracinement d’un système de régulation sociale et politique par la loi garantissant l’inclusion de tous aux processus d’allocation des ressources. Or, ce qui se passe est la mise en forme d’une gouvernance par le pénal, qui dicte le rythme sociopolitique, montrant que l’axe du système et son centre de gravité ont basculé au profit des agences répressives. Le Léviathan ratisse large, car il doit aller vite. La protection de l’ordre politique est à ce prix.
Une justice muette
Le dernier trait des processus à l’œuvre est l’atonie du discours judiciaire. Aveugle mais armée d’un glaive, la justice a symboliquement pour mission de rétablir les grands équilibres perturbés. Ce rôle prend une dimension essentielle en temps de crise. La justice est un ressort de la restauration de routines permettant le dépassement de la crise.
Or, d’une part elle est muette. Elle se borne à dire la loi qu’on la somme d’appliquer. Elle pouvait, dans un fonctionnement de contre-pouvoir, mettre en cause ceux qui au cœur des appareils de répression, inspirent la coupure d’internet au nord-ouest et au sud-ouest. Il lui appartenait de rappeler que les avocats que l’on a molestés sont des auxiliaires de justice, dont l’existence et l’indépendance conditionnent le fonctionnement de la chaîne judiciaire.
Le changement auquel on aspire se fera par la médiation de la justice ou ne se fera pas.
Sa position structurelle d’inféodation au pouvoir politique, notamment dans les contentieux sensibles, interdisent à la justice d’autre part d’opérer tel un tiers pouvoir. Ce qui se passe est au vrai, un double inversé de la justice dépeinte par le Premier Président de la Cour suprême lors de son discours de rentrée pour 2017. Car le changement auquel on aspire et la modernisation de la gouvernance se feront par la médiation de la justice, ou alors, cela ne se fera pas.
L’observateur n’oubliera pas que cette justice est restée exceptionnelle depuis la guerre d’indépendance. Elle ne s’est modernisée qu’en apparence puisqu’elle continue d’obéir au paradigme d’une justice entièrement dédiée à la défense sociale et à la répression d’actes construits comme des atteintes à la « sûreté de l’État ».
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