Tunisie : un ex-ministre de Ben Ali à Carthage ?
Caciques de l’ancien régime ou membres éphémères de l’équipe gouvernementale du président déchu, ils ont décidé de briguer la magistrature suprême le 23 novembre. Panorama.
Pied de nez à la révolution ou juste retour des choses ? Cinq anciens ministres de Zine el-Abidine Ben Ali seront candidats à l’élection présidentielle du 23 novembre : Abderrahim Zouari (70 ans), Kamel Morjane (66 ans), Mondher Zenaidi (64 ans), Mustapha Kamel Nabli (66 ans) et Hamouda Ben Slama (69 ans). Les deux derniers n’ont cependant jamais appartenu au Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD), l’ex-parti au pouvoir.
Ben Slama, libéral partisan du dialogue avec la sensibilité islamiste, a été ministre de la Jeunesse et des Sports entre 1988 et 1991. Nabli, archétype du technocrate, a été ministre du Plan entre 1990 et 1995. L’un et l’autre ont pris leurs distances assez tôt avec le régime. Restent Zouari, Morjane et Zenaidi. Le premier a été, par deux fois, secrétaire général du RCD, de 1988 à 1991, puis de 1999 à 2000. Il a été plusieurs fois ministre (Affaires étrangères, Sports, Tourisme, Transport).
Inquiété après la révolution pour détournement de fonds publics, il a effectué un an et demi de détention préventive avant d’être libéré, en novembre 2012. Le deuxième a été ministre de la Défense entre 2005 et 2010, puis ministre des Affaires étrangères. Il a fondé, en mars 2011, le parti Al-Moubadara, qui a obtenu cinq sièges à la Constituante. Le troisième a été ministre pendant deux décennies, au Commerce, au Tourisme et à la Santé notamment. Et était considéré comme l’un des grands caciques du parti.
Des candidatures qui divisent
Désignés à la vindicte populaire sous le sobriquet infamant d’azlem ("résidus") après la révolution, ces ex-barons se sont engouffrés dans la brèche ouverte par la Constitution et par la loi électorale du 1er mai 2014, qui a abandonné l’idée d’exclure les collaborateurs de l’ancien régime. Mais leur présence divise profondément l’opinion et la classe politique, par-delà les clivages établis.
>> Voir aussi : Portraits interactifs : qui sont les 27 candidats à la présidentielle tunisienne ?
Certains parmi les démocrates ayant farouchement combattu Ben Ali, comme Ahmed Néjib Chebbi (Al-Joumhouri), estiment que la solution retenue est la moins pire. "Pourquoi les désigner comme victimes en concoctant des lois sur mesure pour les écarter de la scène politique ? Ces pratiques, qui étaient précisément celles qu’utilisait l’ancien régime contre les opposants, ne doivent plus avoir cours. Les Tunisiens ne sont pas subitement devenus amnésiques, ils les sanctionneront, mais dans les urnes."
Ennahdha, qui avait initialement milité pour l’exclusion, a opéré une volte-face spectaculaire en 2013. La formation islamiste, qui se présente maintenant comme le parti du consensus et de la réconciliation, est désormais opposée à tout ce qui pourrait "diviser les Tunisiens". Cette évolution s’explique par deux types de considérations. Instruits par leurs déboires au cours des deux années d’exercice du pouvoir, les islamistes ont compris qu’ils ne disposaient pas encore, en interne, de compétences maîtrisant les arcanes de l’État et de l’administration.
Dans ces conditions, "recycler" les anciens reste l’option la plus réaliste. Elle présente un autre avantage : semer la zizanie dans le camp d’en face, et jouer sur l’hostilité larvée entre "bourguibistes historiques" et "RCDistes purs et durs", arrivés dans le sillage de Ben Ali après le 7 novembre 1987. Les dirigeants de Nida Tounes sont intimement persuadés que bon nombre de candidatures ont été encouragées, voire suscitées, par Ennahdha pour affaiblir celle de leur leader, Béji Caïd Essebsi, qui revendique sa filiation bourguibienne. De fait, des passerelles existent, notamment entre le mouvement destourien de l’ancien Premier ministre de Ben Ali Hamed Karoui et le mouvement islamiste : Néjib Karoui, le fils de Hamed Karoui, est en effet le médecin personnel et fut le conseiller de Hamadi Jebali, ex-secrétaire général d’Ennahdha…
Euphémisation de la dictature
Faut-il situer le débat sur le plan juridique ou sur le plan moral et politique ? Le "retour des mauves" – l’expression, empruntée au caricaturiste -Z-, fait référence à la couleur fétiche de Ben Ali, le violet-mauve – revêt pour beaucoup une forme d’indécence, dans la mesure où aucun des candidats n’a exprimé de regrets ni commencé un début d’autocritique.
"Le symbole est désastreux. Nous sommes en présence d’une stratégie du déni et d’euphémisation de la dictature, observe le dessinateur. Ces gens se présentent comme des "gentils mauves", des "mauves compétents", ils jurent n’avoir jamais été mêlés aux affaires de corruption et déclinent toute responsabilité dans les exactions. À les entendre, ils seraient seulement des technocrates qui nous auraient épargné le pire grâce à leur patriotisme et à leur sens des responsabilités. C’est évidemment un mensonge." Les politiques qui se sont succédé aux commandes depuis la révolution portent eux aussi une responsabilité : ils n’ont pas pu ou pas voulu mettre en place les mécanismes de la justice transitionnelle.
De fait, l’argument de la "compétence" peine à masquer l’ambivalence de certaines démarches. Lors de l’une de ses rares apparitions télévisées, sur le plateau d’Elyes Gharbi, Abderrahim Zouari a refusé de répondre franchement à l’animateur, qui lui demandait si Ben Ali était oui ou non un dictateur. Sans récuser formellement le terme, il préférera parler de "pouvoir personnel". Interrogé sur les violations des droits de l’homme, celui qui fut ministre de la Justice entre 1991 et 1992 (période qui coïncide avec l’apogée de la répression contre les islamistes d’Ennahdha) s’est défaussé en disant qu’il n’était pas au courant.
Mondher Zenaidi, de son côté, admet "des erreurs et des échecs certains", mais sans s’éterniser sur le bilan, et plaide pour une appréhension globale de l’héritage des cinquante-cinq premières années de l’indépendance : les générations successives de destouriens ont construit un État moderne, à défaut d’être démocratique. Kamel Morjane se distingue de ses deux adversaires car son profil est plus celui d’un grand commis de l’État que d’un cacique de l’ex-parti au pouvoir. Rentré en Tunisie en 2005, après une longue carrière dans la diplomatie humanitaire onusienne, et devenu immédiatement ministre de la Défense, il a attendu la fin des années 2000 avant de faire son entrée dans les instances dirigeantes du RCD.
Le blitzkrieg de Mondher Zenaidi
La candidature d’Abderrahim Zouari est pour l’instant celle qui suscite le moins d’engouement. L’ancien ministre du Transport réalise une campagne assez discrète et presque inaudible. Il semble disposer de peu de relais dans les médias, et le Mouvement destourien, dont il se réclame, n’est sans doute pas assez structuré pour le booster. Zouari a été marginalisé par le come-back de Zenaidi. Morjane, qui s’est lancé dans la bataille presque à reculons, après avoir beaucoup hésité, souffre, lui, d’une image trop timorée. Son expérience et son profil rassurent, l’homme et son parti se sont notabilisés et sont aujourd’hui bien installés dans le paysage politique. Mais ils peinent à élargir leur audience au-delà de leur bastion sahélien.
Zenaidi, de son côté, s’était soigneusement tenu à l’écart de la scène politique tunisienne en s’exilant volontairement à Paris, en mars 2011. Le temps de se faire oublier et le temps que l’affaire judiciaire qui l’avait éclaboussé se dégonfle (il a bénéficié d’un non-lieu le 27 mai 2014). L’offensive politico-médiatique orchestrée pour son retour, le 14 septembre, a pris des allures de blitzkrieg : accueil triomphal à l’aéroport de Tunis-Carthage, annonce de sa candidature comme indépendant à la présidentielle, sorties "calibrées" sur le terrain (visite du marché de gros de Bir el-Kassaa). Des trois "ex-barons", c’est celui qui a récolté le plus grand nombre de parrainages citoyens (60 000). L’homme a des relais dans les régions, notamment à Kasserine et dans le Centre-Ouest. Il passe pour être fin stratège et habile tacticien.
A-t-il reçu des assurances avant de se lancer dans la course ? Croit-il pouvoir bénéficier de l’aide de réseaux souterrains ? Pense-t-il pouvoir rééditer le coup réalisé en octobre 2011 par l’islamo-démagogue londonien Hachemi Hamdi (ses listes d’Al-Aridha Al-Chaabiya étaient arrivées à la troisième place lors de l’élection de la Constituante) ? C’est la crainte, à peine dissimulée, de ses adversaires, qui le prennent au sérieux. Ses chances réelles restent difficiles à cerner. Il part sans doute trop tard et de trop loin. Mais un score honorable aurait pour effet de le réinstaller durablement au centre de l’échiquier politique. Et pourrait lui valoir absolution. Peut-être est-ce son calcul, car, à 63 ans, Mondher Zenaidi a le temps devant lui.
En attendant que les urnes tranchent, le 23 novembre, et même s’il ne faut pas exclure, d’ici là, de possibles désistements, un enseignement paradoxal s’impose : le RCD a bel et bien vécu. Il s’apparente aujourd’hui davantage à un mythe qu’à une réalité. Sinon, comment expliquer une telle dispersion des candidatures ? Trois ans et demi après la dissolution du RCD, les membres de l’ex-parti de Ben Ali ont essaimé à presque tous les niveaux du spectre politique, des islamistes aux modernistes en passant par les centristes. Toutes les tentatives entreprises pour unifier ou réunifier la "famille" ont échoué, celle de Morjane, celle de Caïd Essebsi et celles de Karoui et de Zouari. Les destouriens représentent une sensibilité toujours vivace, riche d’une infinité de nuances. Ils constituent un vivier, un réservoir électoral, mais ne sont plus une force politique organisée.
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