Le poids des mots : Nabot, faux beau ou imam ?
Les mots ont tendance à s’user, tous les linguistes savent cela. Prenez le verbe « étonner » : à l’époque où Bossuet l’utilisait, c’était l’équivalent d’un coup de tonnerre derrière l’oreille, on en était abasourdi, effrayé, sur le flanc. Aujourd’hui on dit négligemment : « Bah, tu m’étonnes », en bâillant, l’esprit ailleurs. Le mot s’est émoussé.
L’amitié, tiens, voilà encore un mot qui s’est singulièrement affadi. Autrefois, avoir un ou deux amis était déjà exceptionnel – Montaigne, malgré toutes ses qualités, n’en avait qu’un. Aujourd’hui on a cinq mille amis sur Facebook. Attendez d’avoir un vrai coup dur, vous verrez combien de ces « amis » laisseront tout tomber pour venir, au péril de leur vie, vous délivrer des griffes des talibans ou des neiges du Kilimandjaro.
Aux Pays-Bas, nous avons un drôle de problème avec l’usure des mots. Ce sont ceux qui désignent les étrangers qui ont tendance à se dévaloriser en quelques années. Il faut donc en inventer constamment de nouveaux, qui deviendront vite péjoratifs – comme s’ils se salissaient ! – et qu’il faudra donc à nouveau remplacer.
L’étranger, quand un terme est connoté… négativement
Quand je suis arrivé au pays des tulipes, l’« étranger » se disait « vreemdeling ». Ça ne me dérangeait pas d’être un vreemdeling. Mais le mot fut si souvent associé, dans la presse populaire (pour ne pas dire populiste), avec le mot « délinquant » qu’il en devint totalement dévalorisant. Impossible de l’utiliser dans les documents officiels. Le gouvernement inventa alors le mot « allochtoon » – par opposition à « autochtoon ».
Pendant quelques années, je fus donc un allochtoon, ce qui m’indifférait grandement. Mais voilà qu’« allochtoon » s’est à son tour chargé de toutes sortes de connotations négatives, de fraudeur aux aides sociales à terroriste en passant par arracheur de sac en scooter, merci l’extrême droite. Il est urgent de lui substituer un nouveau mot, plus neutre.
Une commission administrative s’est penchée sur la question et voici le résultat : « nabo » ou « fobo » (acronymes formés des initiales de mots néerlandais que je vous épargne mais qui signifient en gros : « type d’origine étrangère né ici [nabo] ou ailleurs [fobo] »). Une autre expression est également envisagée qui donne comme acronyme : « imam ». Authentique !
Dans ce café au bord du canal où je lisais la presse qui rendait gravement compte des travaux de la commission, j’ai eu comme un éblouissement. Je suis venu comme étranger dans ce pays, et j’acceptais cette condition, mais maintenant qu’ils veulent me transformer en nabot, en faux beau ou en imam, la coupe est pleine : je laisse tout tomber et je rentre chez moi. Au moins, au Maroc, on m’appelle Ssi Fouad…
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