En Tunisie, les panarabes bougent toujours

En Tunisie, les militants baathistes et nassériens sont toujours actifs et parviennent encore à attirer des jeunes. Ce alors même qu’à l’étranger, ces référentiels sont le plus souvent mis à mal depuis 2011. Décryptage d’un paradoxe.

La Tunisie n’a pas encore clos l’affaire de l’assassinat de Chokri Belaïd, toujours entourée de mystère. © Aimen Zine/AP/SIPA

La Tunisie n’a pas encore clos l’affaire de l’assassinat de Chokri Belaïd, toujours entourée de mystère. © Aimen Zine/AP/SIPA

CRETOIS Jules

Publié le 7 avril 2017 Lecture : 5 minutes.

Ils se sont rassemblés pour protester contre les bombardements américains sur la Syrie ce vendredi 7 avril, sur l’avenue centrale de Tunis. C’est un fait qui étonne souvent les voisins marocains et algériens : en Tunisie, les panarabes bougent toujours.

Baathistes, nassériens, socialistes arabes, « pros-syrien » ou « pros-irakien »… Ils sont encore des milliers de militants, répartis dans une myriade de petits partis, pour la plupart adhérents à la coalition de gauche, le Front Populaire. Et comptent des députés dans leurs rangs. À titre d’exemple, le Mouvement du peuple, nassérien, revendique quelques 16 000 adhérents d’après un décompte fait début mars 2017 lors de son congrès et a trois députés.

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Comment expliquer le succès d’un mouvement dont on aurait pu penser que les bouleversements de 2011 remettraient en question le logiciel ?

Un attrait historique

« Historiquement, il y a toujours eu un attrait en Tunisie pour le mouvement panarabe », constate le sociologue et homme politique Salem Labiadh.

Chacun sait le soutien du président égyptien Gamal Abdel Nasser à la lutte tunisienne, ou même, avant cela, la solidarité des Tunisiens sous tutelle ottomane à la révolte arabe contre Constantinople. Les liens sont anciens et le mouvement national a été « profondément influencé par l’expérience nassérienne et les promesses du socialisme arabe », remarque le chercheur.

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Dans le cadre de sa rivalité l’opposant à Bourguiba, le leader Salah Ben Youssef usera, de manière sincère pour certains, opportunément pour d’autres, d’un langage empreint d’accents panarabes, sentant bien la force de ce référentiel.

Bourguiba n’était pas un chaud partisan des idées panarabes ou baathistes, mais nous recevions tous des livres scolaires imprimés en Irak.

« Et le régime tunisien, durant l’ère Bourguiba, n’était pas non plus vierge de paradoxes » soulève Hassène Kassar, chercheur et ancien militant du Mouvement Baath tunisien. Ce dernier illustre : « Bourguiba n’était pas un chaud partisan des idées panarabes ou baathistes, mais nous recevions tous des livres scolaires imprimés en Irak, la gloire de la nation arabe. » En clair, les idées panarabes ont toujours nourri la vie intellectuelle et politique tunisienne.

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Au point de former des cadres dynamiques et estimés même par leurs adversaires, à l’instar d’Ahmed Seddik, député du Parti d’Avant-garde arabe démocratique. Cette génération de cadres va, durant l’ère Ben Ali, nourrir le mouvement et entretenir sa flamme. Résultat : dans certaines corporations comme l’enseignement ou chez les avocats, dans quelques régions comme Gafsa et bien sûr au sein de la puissante Union générale tunisienne du travail (UGTT), les panarabes sont restés influents.

En 2011, si la révolution propulse des acteurs politiques jusqu’ici méconnus ou marginalisés, libéraux et islamistes en tête, les panarabes et baathistes sont là. Quelques analystes peu amènes sous-entendent que la survivance de mouvements d’inspiration panarabiste est peut-être due au « gel » de la vie politique sous Ben Ali.

Ce n’est pas le point de vue d’Abdennaceur Laaradh, militant au Mouvement du peuple, nassérien : « Les jeunes se forment au sein des syndicats étudiants et ils rejoignent vite un monde encadré par des partis d’obédience panarabe, ou au moins influencés par cette idée, comme le Watad. »

Les questions qu’ont posé les nassériens ou les baathistes sont toujours d’actualité et choquent toujours autant les Tunisiens

Et d’ajouter : « Par ailleurs, les questions qu’ont posé les nassériens ou les baathistes sont toujours d’actualité et choquent toujours autant les Tunisiens. Preuve en est, les mobilisations populaires contre les deux invasions de l’Irak et en solidarité avec la Palestine. » On se souvient à ces mots du martyr Chokri Belaïd, leader du Watad, des portraits de Saddam Hussein à la main dans les rues de Tunis.

Les meilleurs opposants des islamistes

Mais il n’y a pas que la réthorique anti-impérialiste qui explique l’influence toujours réelle de ce large mouvement en Tunisie. En observant bien, on remarque que ce dernier répond en fait à des attentes politiques nationales.

Nicolas Dot-Pouillard, chercheur qui étudie de près la gauche tunisienne, remarque : « Il y a en Tunisie, une gauche qu’on caricature facilement comme francophile, détachée des questions économiques et des classes populaires… À côté, les panarabes paraissent plus connectés au peuple, notamment grâce à leurs références culturelles, leur attachement à la langue arabe et leur présence dans l’UGTT. »

En Tunisie comme ailleurs au Maghreb, le camp progressiste apparaît en effet comme trop « hors sol ». Les panarabes, eux, sont bien « endogènes », jusque dans leurs apparitions publiques : les hommes portent souvent une moustache fournie, un certain nombre de militantes assument un port « culturel » du voile et les discours sont truffés de références historiques propre au monde arabo-musulman.

Face aux islamistes notamment, les panarabes apparaissent comme des opposants farouches.

« Face aux islamistes notamment, les panarabes apparaissent comme des opposants farouches. Ils sont favorables à la laïcité, tout en intégrant largement la culture islamique, et surtout, en la maîtrisant parfaitement » remarque Hassène Kassar.

Quant aux rêves d’union arabe, eux, ils peuvent aussi paraître toujours opérants : « Aujourd’hui, on peut très bien utiliser le lexique panarabe pour prôner, par exemple une meilleure intégration régionale, ou la création d’une union économique. C’est tout à fait moderne comme attente », plaide Abdennaceur Laaradh.

« Pas de révolution en Syrie »

Reste que l’année 2011, si elle a révélé les capacités toujours bien réelles de mobilisation d’un mouvement vieux de plusieurs décennies, l’a aussi mis à l’épreuve. La dynamique, en effet, pouvait paraître contre-intuitive : les artisans de la révolution tunisienne qui a inspiré les peuples de la région ont le plus souvent condamné sans appel le soulèvement syrien.

En 2013, à Tunis, le Forum social mondial a été le théâtre de bagarres entre des militants souvent étrangers et favorables à la révolution syrienne et des Tunisiens partisans du régime baathiste de Bachar al-Assad.

La Syrie est avant tout menacée par des acteurs étrangers.

Abdennaceur Laaradh, qui se revendique de Nasser et non du baathisme syrien reste pour autant prudent : « Certes, il y a eu une insurrection en Syrie, mais aujourd’hui, on ne peut pas parler de révolution : la Syrie est avant tout menacée par des acteurs étrangers. »

Le secrétaire général de son parti, Zouhair Maghzaoui, s’est rendu à Damas en 2016 pour une rencontre sur le terrorisme… « Chacun choisit ses ‘bonnes révolutions’ », remarque encore Nicolas Dot-Pouillard, qui ajoute : « On soutient un soulèvement quand le programme va avec. Et pour cette frange de la gauche tunisienne, ce soulèvement ne cadrait plus avec sa lecture anti-impérialiste. »

Les partis panarabes, eux, assument. Pas question de rompre avec leur référentiel.

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