Kurdistan Irakien : Daesh, l’ennemi utile
Partenaire privilégié des Occidentaux dans leur guerre contre l’État islamique, le gouvernement autonome kurde n’en manoeuvre pas moins habilement pour tirer son épingle du jeu. Reportage.
Le soleil se couche sur le nord de l’Irak. Seul le son des canons perce par intermittence le silence. Dans le petit village de Gwer, à 40 km au sud d’Erbil, capitale du Kurdistan irakien autonome, les peshmergas ripostent à un tir de roquette. Du haut de l’une des deux collines qui surplombent la vallée, les combattants kurdes pointent leurs vieilles douchkas rafistolées sur les villages arabes situés de l’autre côté de la rivière Khazre.
Les jihadistes de l’État islamique (EI) s’y sont repliés depuis le 8 août, date de la libération de Gwer à la faveur des premières frappes aériennes américaines, qui ont mis un terme à leur avancée. Vidé de ses 2 000 habitants, le village s’est mué en ligne de front. Sur les murs, les fanatiques de Daesh (comme on appelle ici l’EI) ont laissé des graffitis belliqueux. Mais ce sont bien les centaines de mines disséminées dans les rues et les maisons, voire dissimulées sur les corps de combattants morts, qui alimentent la terreur. "Chaque soir ou presque, les jihadistes tirent ou font des incursions éclair. Leur stratégie consiste à nous harceler, nous épuiser. Mais nous ne céderons pas", assène Ali, un sniper kurde de 55 ans au regard perçant.
Nos peshmergas sont déterminés, mais ils manquent d’entraînement et d’armes
Au QG du district de Gwer, le général Sirwan Barzani, 44 ans, coordonne les opérations des 7 000 peshmergas placés sous son commandement. Ce militaire à l’allure patricienne n’est autre que le neveu de Massoud Barzani, président du Kurdistan. Homme d’affaires (il détient l’un des principaux opérateurs téléphoniques d’Irak, ainsi que des centres commerciaux), il ne fait pas mystère de sa mission première : "La défense du territoire kurde et de ses frontières." Pas question de lancer des offensives contre les jihadistes sans l’appui aérien des États-Unis et de la France. Alors les combattants kurdes temporisent et se révèlent parfois impuissants face aux assauts fulgurants de Daesh, qui, le 21 septembre, s’est emparé d’Aïn al-Arab (Kobanê en kurde), en Syrie, à la lisière de la frontière avec la Turquie, presque intégralement sous son contrôle.
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"Nos peshmergas sont déterminés, mais ils manquent d’entraînement et d’armes. Et sont peu habitués à combattre dans les plaines. En face, les hommes de Daesh sont formés et bien équipés. Ils utilisent la terreur et exploitent notre dépendance vis-à-vis de l’extérieur", explique Barzani. Depuis la proclamation du califat, le 9 juin, le Kurdistan irakien partage 1 335 km de frontières avec l’EI. Plus de 150 000 hommes ont été déployés pour protéger la province autonome, qui a accueilli 1,4 million de réfugiés, notamment des yézidis et des chrétiens, et dont les Kurdes rêvent de faire un État indépendant. Début juillet, le président Barzani a même demandé à ses conseillers de préparer la tenue d’un référendum. Avant de faire machine arrière pour donner la priorité à la lutte contre ce nouveau voisin barbare.
Pour rééquilibrer le rapport des forces militaires avec les jihadistes, Erbil a exhorté ses alliés occidentaux à intensifier leurs raids aériens et à lui livrer des armes. Jusque-là, les peshmergas s’équipaient sur leurs propres deniers au marché aux armes d’Erbil, où une kalachnikov se monnaie 1 000 dollars. Le double pour un M16. En face, les combattants d’Abou Bakr al-Baghdadi disposeraient notamment de 1 500 Humvee, ces puissants véhicules blindés tout-terrain américains, hantise des peshmergas.
"L’EI est doté d’armes américaines sophistiquées dérobées à l’armée irakienne et dans les arsenaux des villes qu’il a conquises. Mais aussi d’armes russes pillées dans les stocks syriens. Nous affrontons un groupe équipé par les deux premières puissances militaires du monde", résume Helgurd Hikmet Mela Ali, porte-parole du ministère chargé des peshmergas. Qui s’est félicité des premières livraisons d’armes lourdes par les États-Unis, la France ou encore l’Allemagne.
Plusieurs autres pays – Italie, Royaume-Uni, Canada, Australie, Albanie, Pologne, Danemark et Estonie – ont promis de fournir des équipements (lunettes de visée nocturne, gilets pare-balles et casques, matériels de transmission…). Mais ce sont bien les voisins iraniens qui ont été les premiers à livrer des armes légères et à dépêcher des experts militaires, dans l’Est notamment.
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Rompre avec une stratégie de guérilla
Envoyées par roulements depuis les lignes de front, des unités suivent des cycles de formation au maniement de ces nouvelles armes dispensés par des conseillers militaires occidentaux. Plusieurs peshmergas confirment d’ailleurs la présence à leurs côtés d’éléments de "forces spéciales étrangères".
"À ce rythme, les Kurdes vont enfin pouvoir mettre sur pied une véritable armée, mais pour être vraiment efficaces ils doivent s’entraîner et rompre avec une stratégie de guérilla d’un autre temps", confie un expert militaire occidental en poste à Erbil. Et de confier, avec un zeste de scepticisme : "Il reste à s’assurer qu’ils sont déterminés à lancer des offensives terrestres au-delà de leur territoire, ce qui n’a pas vraiment été le cas jusque-là."
Ce n’est pas l’avis de l’état-major kurde : "Grâce à ce soutien, nous avons pu reprendre du terrain et libérer le barrage de Mossoul mi-août. Les missiles antichars nous ont été particulièrement utiles, mais on a encore besoin de plus d’armes." Pour reprendre Mossoul, conquis par les jihadistes en juin, ou Tikrit, la ville natale de Saddam Hussein ? Là encore, la réponse est sans équivoque. "En dehors de notre territoire, nous ne ferons rien sans les raids aériens", tranche Hikmet Mela Ali, du ministère chargé des peshmergas.
Face à l’offensive des jihadistes, qui avaient investi les monts Sinjar, peuplés notamment de yézidis, les peshmergas s’étaient repliés, comme avant eux l’armée régulière irakienne. Et ce sont les combattants kurdes syriens des Unités de défense du peuple (YPG) et les guérilleros du PKK – une organisation classée terroriste par Washington et par l’Union européenne (UE) – qui ont permis d’en chasser les troupes de l’EI. C’est à Makhmour, à une centaine de kilomètres de Mossoul, que le PKK a établi, en 1998, son neuvième campement permanent, qui abrite 12 000 habitants et un nombre de combattants tenu secret.
Début août, les combattants kurdes ont repoussé l’assaut d’une centaine de jihadistes. Nadia Guidane, 35 ans, en a elle-même abattu deux. Commandante militaire d’un bataillon de 1 000 femmes disciplinées et aguerries, elle a combattu sans relâche pendant quinze jours pour repousser ceux qu’elle nomme "le virus du Moyen-Orient". Dans cette guerre, peshmergas, PKK et YPG ont fait fi de leurs différends pour constituer un front commun. "En tant que Kurdes et en tant que femmes, nous, combattantes du PKK, sommes deux fois l’ennemi de Daesh", confie Guidane.
Des combattantes peshmergas. © ATTA KENARE / AFP
Une future indépendance du Kurdistan ?
Du côté des hauts gradés comme des responsables politiques kurdes, on préfère minimiser la présence des unités du PKK et du YPG. On loue plutôt la bonne collaboration avec ce qu’il reste de l’armée irakienne sur les fronts de Mossoul, ou encore d’Amerli. Sans doute pour ménager le nouveau gouvernement central de Bagdad, dont les Kurdes tendent de plus en plus à s’affranchir sur les plans diplomatique, militaire, économique, énergétique et territorial.
Une ville illustre cette montée en puissance du Kurdistan irakien : Kirkouk. Cité sans charme d’environ 1 million d’habitants située en dehors des frontières de la province autonome, elle était convoitée de longue date par Erbil. Surnommée la "Jérusalem des Kurdes" par les intéressés, elle est passée sous le contrôle des peshmergas en juin.
À 10 km de Kirkouk, soit à dix minutes seulement des positions ennemies, le général Nadre Abdulla Ali louvoie pour expliquer comment les combattants kurdes se sont emparés de cet ancien bastion baasiste. D’aucuns prétendent que les peshmergas ont attendu la débâcle de l’armée irakienne pour intervenir et prendre la ville. "Nous contrôlons la région et les champs de pétrole afin de permettre l’exportation d’or noir. Nous faisons ce que personne d’autre ne fait et ne peut faire face à Daesh", rétorque le général Nadre, qui commande 3 000 peshmergas sur les 16 000 déployés autour de Kirkouk. Pour lui comme pour ses hommes, l’éventualité de se retirer et de restituer la ville aux Arabes n’est pas envisageable.
Kirkouk la pétrolière est la plus belle prise de cette drôle de guerre dans la perspective d’une future indépendance du Kurdistan, mais aussi, dès à présent, pour soutenir une économie fragile. "L’État kurde se renforce malgré tout, d’autant que l’État central irakien est miné par une logique milicienne et confessionnelle qui rend sa reconstitution très incertaine, note le chercheur turc Hamit Bozarslan. Dans cette phase de survie, aggravée par l’effondrement des sociétés arabes, les Kurdes ont opté pour une approche à court terme."
Évasion pétrolière illégale
À Erbil, Fouad Hussein, directeur de cabinet du président Barzani, se veut plus nuancé : "L’économie du Kurdistan est au plus mal. Nous négocions avec Bagdad pour qu’il nous règle 8 milliards de dollars d’arriérés. Pour ce qui est du pétrole, nous exportons 125 000 barils par jour vers la Turquie, c’est tout." Et depuis la prise de Kirkouk ? "Le pipeline entre Kirkouk et la raffinerie de Baïji, la première du pays, un temps sous contrôle de l’EI, n’est plus opérationnel", explique cet influent conseiller du président.
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Pourtant, selon Ankara, le Kurdistan exporte directement 180 000 barils de brut par jour vers le terminal turc de Ceyhan, en Méditerranée. Sans en rendre compte à Bagdad, irrité par cette évasion pétrolière illégale. Le gouvernement irakien a d’ailleurs porté plainte, fin août, aux États-Unis, contre les Kurdes pour exportation illicite de brut vers le Texas, pour une valeur de 100 millions de dollars, acheminé à bord d’un tanker. De son côté, l’EI s’adonne aussi à la vente illégale de brut par voie terrestre dans des proportions moindres, estimées par les experts à 25 000 barils par jour.
"On n’a pas quitté l’Irak, c’est l’Irak qui nous a quittés", aiment à dire les combattants kurdes. Pourtant, leur degré d’engagement contre l’EI semble davantage obéir à la préservation de leur intérêt national qu’à l’impérieuse nécessité de venir à bout d’une organisation barbare. Laquelle ne pourra être vaincue sans le déploiement de troupes au sol et la coopération, sinon l’appui, de toutes les puissances régionales, dont l’Iran et la Syrie. La coalition emmenée par Washington le sait mais a pour le moment choisi de ne s’appuyer que sur ses alliés kurdes, quand bien même ceux-ci ne suivraient que leur propre agenda.
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