Interventions armées : l’Afrique de papa revient, vive l’ingérence ?

De la Mauritanie à Djibouti, leur présence ne fait plus grincer des dents. Américains, Français ou Britanniques, on se les arrache au nom de la lutte contre le terrorisme. Résultat : les soldats étrangers n’ont sans doute jamais été aussi nombreux en Afrique depuis les indépendances.

Militaires français aux premiers jours de l’opération Serval, en janvier 2013. © Issouf Sanogo/AFP

Militaires français aux premiers jours de l’opération Serval, en janvier 2013. © Issouf Sanogo/AFP

Publié le 13 octobre 2014 Lecture : 12 minutes.

La scène se déroule le 19 juillet dans la fournaise de N’Djamena, quelques minutes après un entretien aussi long que fructueux avec Idriss Déby Itno. Dans l’un des hangars surchauffés de la base aérienne Adji-Kosseï, François Hollande, devant ses troupes et au milieu de quelques-uns des fleurons de la force de frappe française (avions de chasse Rafale, hélicoptères Puma, chars Sagaie et VAB), refait l’histoire de la présence militaire française au Tchad et énonce une vérité qui, pour certains, n’en est pas vraiment une : "Nous ne sommes pas ici chez nous."

Un peu tout de même. Dans ce pays qui a été le théâtre d’opérations gravées dans les annales de son armée, la France compte depuis le mois d’août 1 200 à 1 300 de ses soldats, parmi lesquels quelques-uns de ses officiers les plus chevronnés.

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C’est d’ici, désormais, que seront conduites l’ensemble des opérations menées dans le Sahel, des côtes atlantiques de la Mauritanie aux dunes roses du désert libyen, dans le cadre du dispositif Barkhane : 3 000 hommes répartis dans cinq pays et une dizaine de bases, 400 véhicules, 20 hélicoptères, 6 avions de chasse, 3 à 4 drones… "Un truc énorme !" glisse un officier en poste dans la région. Qu’on se le dise : avec une douzaine de bases plus ou moins tenues secrètes, la France est de retour en Afrique.

Officiellement, il n’y a aucun soldat américain au Tchad. En réalité, on en dénombre quelques dizaines…

Elle n’est pas la seule. Ce 19 juillet sur la base Kosseï, quatre treillis gris attirent l’oeil dans la forêt des treillis vert kaki. Quatre Américains. Des agents de liaison, nous dit-on, qui font le lien avec Vicence, en Italie, la base de l’US Air Force qui "chapeaute" l’Afrique. Officiellement, il n’y a aucun soldat américain au Tchad. En réalité, on en dénombre quelques dizaines : récemment, l’US Army s’est mise en quête d’un contractant pouvant assurer le soutien de 35 personnes pendant six mois, "près de N’Djamena", indique l’appel d’offres. Aujourd’hui, la capitale tchadienne, c’est the place to be pour les armées étrangères.

On est certes encore loin du hub militaire que représente Djibouti. À elle seule, la capitale du pays compte près de 7 000 soldats étrangers – soit presque 1 pour 100 habitants. Il y a là les Français, bien sûr, qui font partie du paysage. La France y possède une base considérée comme essentielle depuis l’indépendance, en 1977. Il y a les Américains, plus nombreux mais plus discrets : ils ne sortent quasiment jamais, et toujours avec les plus grandes précautions.

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Aux États-Unis, le camp Lemonnier revêt une importance particulière : il s’agit de la seule base officielle dont dispose la première puissance mondiale sur le continent (si l’on excepte celle de Diego Garcia, dans l’océan Indien). Mais quelle base ! Quatre mille hommes, des avions de chasse, des drones, une surface multipliée par six en quelques années et des travaux faramineux depuis que les Américains en ont pris possession, en 2002. Le Pentagone prévoit de dépenser 1 milliard de dollars sur les vingt-cinq prochaines années pour l’agrandir. En mai dernier, Washington et Djibouti ont signé un nouveau bail de dix ans renouvelable qui satisfait tout le monde.

Bientôt des Chinois et des Russes ?

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Dans la ville, il y a aussi des Japonais (les premiers déployés hors de leur pays depuis… 1945), des Italiens, des Allemands (quelques dizaines) et, qui sait, peut-être y croisera-t-on un jour des Chinois et des Russes. Pékin en a fait la demande l’année dernière. Moscou aussi. Ce qui n’est pas vraiment du goût des Américains…

Rien à voir avec l’époque de la guerre froide, quand les deux blocs, Est et Ouest, se disputaient les alliés sur le continent. Mais jamais peut-être depuis ce temps-là l’Afrique n’avait été à ce point convoitée par les états-majors des puissances de ce monde. Le Tchad et Djibouti donc, mais aussi le Mali, le Niger, le Sénégal, l’Éthiopie, le Kenya ou encore les Seychelles – liste non exhaustive et en perpétuelle évolution (voir carte).

Pour la France, il s’agit en quelque sorte d’un retour vers le passé. Paris disposait, aux indépendances, de 30 000 soldats sur le continent. Ils n’étaient plus que 15 000 en 1980 et 5 000 en 2012. Mais après une vaine tentative de désengagement impulsée en 2008 par Nicolas Sarkozy, l’armée a retrouvé le chemin de l’Afrique, son terrain de jeu préféré. Ils sont aujourd’hui près de 9 000 soldats tricolores sur le continent à pouvoir reprendre le célèbre chant des légionnaires : "Sous le soleil brûlant d’Afrique / Cochinchine, Madagascar / Une phalange magnifique / A fait flotter nos étendards…"

>> Voir aussi : carte interactive : les troupes étrangères déployées en Centrafrique

Lutter contre les trafics et le terrorisme

Cependant, il est fini le temps des bases imposantes qui trônaient au milieu des "autochtones" telles des miasmes hérités de l’époque coloniale. La mode est à la base discrète et sans prétention, souvent nichée dans un coin d’aéroport, parfois même perdue au fin fond d’un désert. Les bases historiques (Dakar, Libreville, Djibouti) ont perdu de leur superbe et de leurs effectifs.

"Notre mission a évolué, note un officier basé à Paris. Nous n’avons plus pour fonction de soutenir un État ou un régime contre des agressions extérieures ou intérieures, mais de lutter contre les trafics et le terrorisme. Pour cela, on n’a pas besoin de grosses bases." Certaines, que l’on appelle à Paris des "postes avancés" et qui se situent au plus près du front jihadiste, n’abritent pas plus de 50 hommes, pour la plupart des "forces spéciales". Plus discrètes, plus efficaces.

La réflexion est la même à Washington. Longtemps, les États-Unis ont ignoré le continent, jusqu’à ce que l’administration Bush l’intègre en 2002 dans sa "guerre globale contre la terreur". "Cette importance stratégique nouvelle est entérinée en 2007 par la création d’un commandement militaire régional pour l’Afrique : l’Africom", indique Maya Kandel, spécialiste de la politique étrangère des États-Unis et chercheuse à l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (Paris). Un chiffre illustre la nouvelle donne : entre 2009 et 2012, l’aide militaire aux pays africains a doublé, passant de 8 à 16 milliards de dollars. L’Afrique, "c’est le champ de bataille de demain", affirme le général James Linder, qui commande les "forces spéciales" affectées à Africom.

Aujourd’hui, on compte sur le continent entre 5 000 et 6 000 soldats américains. "Du nord au sud, de l’est à l’ouest, de la Corne de l’Afrique au Sahel, du coeur du continent aux îles situées au large de ses côtes, l’armée américaine est à l’oeuvre", constate Nick Turse, un journaliste américain qui a fait de l’Africom sa spécialité. Mais hormis à Djibouti et bientôt au Liberia, où l’arrivée de 3 000 soldats pour lutter contre l’épidémie Ebola ne devrait pas passer inaperçue, les troupes se font discrètes.

Les hommes se comptent par dizaines seulement sur la douzaine de bases qu’a investies l’US Army ces dernières années. Baptisés lilypads ("nénuphars"), il s’agit de dispositifs de petite taille qui se résument à un hangar, quelques tentes et une flotte de petits avions de tourisme truffés d’électronique ou de drones décollant la nuit…

L’Afrique est ainsi devenue, selon Maya Kandel, le laboratoire de la nouvelle approche dite d’empreinte légère – light footprint – et de leadership en retrait chère à Obama.

L’Afrique est ainsi devenue, selon Maya Kandel, "le laboratoire de la nouvelle approche dite d’empreinte légère – light footprint – et de leadership en retrait" chère à Obama, qui repose sur l’usage des drones et de forces spéciales. "Une présence directe et manifeste des forces américaines sur le continent africain peut être source de contestation", expliquait récemment un colonel dans Special Warfare, une revue de l’armée américaine.

Le cas burkinabè illustre la discrétion dont font preuve les armées étrangères, souvent à la demande de leurs hôtes. Longtemps, la présence d’éléments commandos français et américains a été tenue secrète à Ouagadougou, jusqu’à ce qu’il ne soit plus possible de nier l’évidence. L’installation américaine remonte à 2008, après le coup d’État, à Nouakchott, de Mohamed Ould Abdelaziz. "Les Américains ne pouvaient plus mener leurs opérations depuis la Mauritanie, explique un officier burkinabè. Ils se sont rabattus sur le Burkina." À l’époque, le ministre de la Défense, Yéro Boly, avait proposé une zone retirée de la base aérienne de Ouagadougou pour rendre discrète la présence des avions américains. "Le problème, avait-il expliqué aux Américains, n’est pas la présence de ces avions, mais la publicité qui pourrait être faite autour."

Le même dilemme se pose deux ans plus tard, quand la France cherche une base dans la région pour y faire stationner une force d’intervention rapide – celle-là même qui, début 2013, mettra un frein à l’offensive des jihadistes au Nord-Mali. Le Niger et le Mali ayant poliment refusé, Paris se tourne vers Blaise Compaoré. Celui-ci accepte, à trois conditions : que cela reste secret, que les Français forment l’unité antiterroriste burkinabè et qu’ils s’installent dans un camp situé à l’abri des regards, à dix kilomètres de la capitale.


Armées non africaines présentes sur le continent. © Jeune Afrique

Le président ivoirien s’est montré soulagé

Qu’il est loin, cependant, le temps où l’on jurait, la main sur la Bible ou sur le Coran, qu’aucune armée étrangère ne s’installerait dans le pays. "Il y a trois ans, témoigne un conseiller de Hollande, Mahamadou Issoufou ne voulait pas entendre parler d’une présence étrangère sur le sol nigérien malgré des demandes répétées. Aujourd’hui, il s’en félicite." La base aérienne 101 de Niamey, où l’on compte près de 300 soldats français, trois à quatre drones, des avions de chasse de passage et des ravitailleurs, est un pion essentiel dans le dispositif Barkhane. C’est du Niger également que décollent les drones américains volant au-dessus du Sahel. Mais, comme au Burkina, les autorités nigériennes ont exigé que les effectifs déployés soient peu nombreux et peu visibles.

"Aujourd’hui, témoigne un proche de Jean-Yves Le Drian, nombreux sont les chefs d’État qui veulent "leur" contingent de soldats français." Quand, le 9 mai dernier, le ministre français de la Défense a confirmé à Alassane Ouattara que les soldats tricolores ne quitteraient pas le camp de Port-Bouët et que leur effectif serait gonflé (800 en 2016, contre 450 aujourd’hui), le président ivoirien s’est montré soulagé.

>> Lire aussi : Le Drian, ministre de l’Afrique

Deux jours plus tard, Macky Sall était tout aussi radieux : la France venait de lui promettre qu’elle ne toucherait pas aux effectifs des éléments français au Sénégal (EFS) basés à Dakar. Il y a trois ans, son prédécesseur, Abdoulaye Wade, se vantait avec des accents anticolonialistes d’avoir obtenu le départ des deux tiers du contingent.

Même le Nigeria, jadis si jaloux de sa souveraineté, accueille depuis cinq mois (et à sa demande) quelques dizaines d’agents de renseignements et de forces spéciales américains, britanniques et français, dans le cadre de la lutte contre Boko Haram et de la quête des lycéennes enlevées à Chibok. Et Africom, dont aucun État africain n’avait voulu accueillir le siège en 2007 (ce qui avait contraint son état-major à se rabattre sur la ville de Stuttgart, en Allemagne), ne fait plus office d’épouvantail.

À tel point que, comme l’a mentionné l’ancien commandant de la force, le général Carter Ham, "certains pays africains ont discrètement fait savoir que si les États-Unis voulaient établir une base en Afrique, ils seraient sans doute disposés à leur faire une place".

Les griefs de ceux qui dénoncent cette présence, comme l’association Survie en France ou des franges de la société civile en Afrique, et qui jouent sur la dialectique anticolonialiste pour se faire entendre sont nombreux : flou juridique, opacité autour des accords militaires, perte de souveraineté… Comme le souffle un officier français : "Une base, c’est comme une guerre : on sait quand ça commence, mais on ne sait jamais quand ça s’arrêtera." Malgré tout, constate un proche de Le Drian, la plupart des chefs d’État se sont débarrassés de leurs réticences.


Missions d’entraînement de soldats américains au-dessus de Djibouti.
Le pays accueille à lui seul 7000 soldats étrangers. © Johansen Laurel/U.S. Navy/HO/Reuters

D’autres enjeux moins avouables

Il y a plusieurs raisons à ce phénomène. En premier lieu, l’aspect sécuritaire. "Nous avons besoin de cette présence militaire étrangère, ne serait-ce que pour assurer notre sécurité. C’est indispensable. Il y a quelques années, nous ne voulions pas en entendre parler, mais l’effondrement du Mali en 2012 a changé la donne", admet le chef d’état-major particulier du président d’un État sahélien. "Nos armées ont été laissées à l’abandon ces vingt dernières années, notamment en raison des ajustements structurels imposés par le FMI, ajoute le ministre de la Défense d’un pays voisin. Et elles n’ont jamais été formées pour combattre le terrorisme. Il nous faut du temps et de l’aide pour les y préparer."

Mais il y a d’autres enjeux, parfois moins avouables, qui poussent les États africains à brader un pan de leur souveraineté, notamment un enjeu financier : les bases sont bénéfiques pour l’économie nationale. Les Sénégalais s’en sont rendu compte en 2011 : quand 800 des 1 200 soldats français ont quitté le territoire, ce sont des milliers d’emplois directs et indirects qui ont disparu. À Djibouti, la manne est plus importante encore. Américains, Français et Japonais paient en effet un loyer (pratique peu répandue dans les autres pays) qui représente en tout près de 120 millions d’euros par an…

Un enjeu politique, enfin. Comme le note un officier français en poste en Afrique : "Certains régimes sont tentés d’utiliser cette présence pour anéantir des rébellions qu’ils présentent comme terroristes." D’autres peuvent être tentés de "monnayer" une "base" contre, sinon un soutien, du moins le silence de Paris ou de Washington sur des cas de politique intérieure gênants.

Au Tchad, des leaders de l’opposition se désolent de voir l’aspect militaire primer sur les droits de l’homme. Ils s’en plaignent régulièrement aux diplomates français. Il est vrai que Déby, qui était persona non grata à l’Élysée juste après l’élection de Hollande, est aujourd’hui perçu comme un intouchable à Paris. "Il est au coeur de notre dispositif", explique simplement un diplomate français.

Des formations à double tranchant

Le constat est d’un ministre sahélien de la Défense : "La présence de militaires étrangers en Afrique est nécessaire. Mais elle ne sera bénéfique que si elle est accompagnée d’une vraie coopération. Les Français et les Américains doivent nous aider à former nos soldats." C’est déjà le cas. "Cela fait des années que la priorité est donnée à la coopération avec les Africains afin qu’ils assurent eux-mêmes leur défense", indique un officier français. Ainsi, chaque année, la France forme près de 15 000 soldats issus d’une trentaine de pays africains.

Il y a un an, François Hollande a promis de porter ce chiffre à 20 000 par an. Au Mali, l’Union européenne a formé plus de 2 000 militaires depuis l’année dernière. Quant aux Américains, voilà des années qu’ils forment eux aussi des unités d’élite de la plupart des armées du continent, avec une idée en tête : combattre par procuration. Ils sont particulièrement actifs dans le Sahel. Mais cette stratégie a des failles, comme le montre l’exemple malien : la plupart des hommes formés par leurs soins ont basculé dans la rébellion touarègue en 2012. "L’entraînement était peut-être un peu trop concentré sur la dimension technique et tactique, alors qu’il aurait fallu insister sur les valeurs et l’éthique militaires", a reconnu le général Ham.

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