Législatives tunisiennes : aux urnes citoyens !

Le scrutin du 26 octobre approche à grands pas, mais les citoyens tunisiens ne se mobilisent guère. Les enjeux sont pourtant cruciaux : les députés défendront leur vision de l’État, et le parti majoritaire choisira le prochain chef du gouvernement.

L’hémicycle du Bardo attend les 217 nouveaux représentants du peuple. © Fethi Belaid/AFP

L’hémicycle du Bardo attend les 217 nouveaux représentants du peuple. © Fethi Belaid/AFP

ProfilAuteur_SamyGhorbal

Publié le 14 octobre 2014 Lecture : 6 minutes.

Presque trois ans jour pour jour après les premières élections libres et pluralistes de leur histoire, les Tunisiens vont retourner aux urnes pour choisir les 217 députés de l’Assemblée du peuple. Les législatives du 26 octobre vont marquer la première étape d’un marathon politique, car elles seront suivies, le 23 novembre, par le premier tour de la présidentielle – le second tour, s’il a lieu, devant intervenir avant la fin de l’année calendaire, probablement le 28 décembre. La campagne officielle a débuté le 5 octobre. Pour l’instant, l’enthousiasme n’est pas au rendez-vous. L’enjeu de ces législatives n’en demeure pas moins crucial.

"La grande explication entre les tenants d’un État moderne et séculier et les islamo-conservateurs va se jouer dans l’hémicycle du Bardo, au cours de la prochaine législature. Mais les citoyens n’en ont pas forcément conscience, et les médias n’en font pas suffisamment état, car ils restent obnubilés par les polémiques politiciennes et les querelles de personnes", déplore l’avocat Ghazi Mrabet, candidat de l’Union pour la Tunisie (UPT, gauche) à L’Ariana, dans la banlieue de Tunis.

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"La Constitution du 26 janvier comporte de nombreuses ambiguïtés et laisse une marge d’interprétation considérable au législateur. Or il va falloir refondre bon nombre de lois existantes pour les mettre en harmonie avec les objectifs et les principes du nouveau texte." Le télescopage entre les scrutins et la profusion de concurrents – 1 326 listes pour les législatives, 70 candidats déclarés, dont 27 retenus, pour la présidentielle – ont ajouté à la confusion. "Les prochaines élections ressembleront à un bal masqué dans le noir !" s’exclame Mohsen Marzouk (Nida Tounes).

Selon le porte-parole de campagne de l’ancien Premier ministre Béji Caïd Essebsi (BCE), grand favori pour la présidentielle, ce parasitage résulte d’une stratégie délibérée d’Ennahdha. Le parti islamiste, qui ne présentera personne le 23 novembre, aurait suscité bon nombre de candidatures, notamment celles d’anciens ministres du Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD), le parti de Ben Ali dissous après la révolution, pour torpiller celle de BCE et l’empêcher de l’emporter au premier tour.

"Nous voulions attaquer Ennahdha sur son bilan gouvernemental, qui est désastreux, et lui opposer notre projet. Mais le brouillage est total – au niveau des enjeux, des discours et des protagonistes, déplore Mohsen Marzouk. Cela rejaillit sur les législatives, ce qui était d’ailleurs l’un des buts." Le vide programmatique de la plupart des partis, qui se sont contentés d’esquisser, sans aucun chiffre, de vagues objectifs – souvent irréalistes -, contribue aussi à ce désenchantement démocratique. Lequel va se traduire par une abstention massive. Seules 5,2 millions de personnes se sont inscrites, pour une population en âge de voter estimée à 8 millions. Et tous ne se déplaceront pas le jour J. Lors des élections du 23 octobre 2011, l’abstention avait déjà frisé les 50 %.

Ennahdha a fait peau neuve

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Les derniers sondages indiquent que 40 % des électeurs d’Ennahdha et de Nida Tounes sont encore susceptibles de changer d’avis. Sur le terrain, l’ambiance s’en ressent. "Le piètre spectacle offert par les élus de la Constituante nourrit une hostilité diffuse", analyse Mohamed-Ali Mankai, candidat d’Afek Tounes (libéraux centristes) à Hammamet. "Leurs travaux, censés durer une année, se sont étalés sur trois ans et n’ont abouti qu’au forceps. Je ne suis pas certain qu’il y ait de prime aux sortants…" Les islamistes d’Ennahdha, grands vainqueurs en 2011 avec 37 % des voix et 41 % des sièges, ont-ils voulu anticiper ce rejet prévisible ? Ils ont en tout cas fait sensation, fin août, en ouvrant leurs listes aux indépendants et aux représentants du monde des affaires.

Ils ont aussi écarté 56 de leurs 89 députés sortants. Le parti de Rached Ghannouchi a fait peau neuve en évinçant certains faucons suspectés de connivence avec la mouvance salafiste-jihadiste, tels Habib Ellouze ou Sadok Chourou. Cette offensive de charme destinée à séduire la classe moyenne et la bourgeoisie pieuse permettra-t-elle à Ennahdha d’inverser la tendance ? Les islamistes restent remarquablement organisés et conservent une capacité financière appréciable. Mais ils semblent en perte de vitesse. Mis sous pression par l’opposition et la société civile après des assassinats politiques, en février et juillet 2013, leurs dirigeants ont bien manoeuvré et fait preuve de réalisme en renonçant au pouvoir.

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Portée par Rached Ghannouchi et par le Premier ministre Ali Larayedh, la décision du Majlis al-Choura, l’instance suprême du mouvement, a désorienté une fraction de l’électorat naturel d’Ennahdha, qui l’a interprétée comme un signe de faiblesse. Le fléchissement du parti religieux dans les intentions de vote s’est produit entre octobre 2013 et janvier 2014, soit précisément pendant la période du "dialogue national", qui a abouti à la formation du gouvernement de technocrates de Mehdi Jomâa. Même si leurs dirigeants multiplient les déclarations triomphalistes et se disent certains de l’emporter, les islamistes se contenteraient en réalité d’un gain de l’ordre de 55 à 60 sièges, qui les rendrait incontournables au Parlement. En somme : s’enraciner définitivement dans le paysage, en attendant des jours meilleurs.

Un cafouillage retentissant

Leurs adversaires de Nida Tounes, qui sont pourtant la cible de toutes les attaques, abordent la séquence à venir avec davantage de certitudes. La gestion des investitures pour les législatives avait pourtant donné lieu à un cafouillage retentissant, avec l’annonce de la candidature à Tunis 1 de Hafedh Caïd Essebsi, le fils de BCE, candidature finalement retirée à cause de la bronca qu’elle avait déclenchée au sein même du parti. Il faut croire que ces questions de cuisine interne ont moins d’impact que ne pouvaient le craindre les commentateurs. L’objectif de 80 à 90 sièges ne paraît pas exagéré.

"Les polémiques n’accrochent pas sur Nida, un peu comme les aliments glissent sur une poêle Tefal, résume un analyste. Le réflexe du "vote utile" joue en faveur de cette formation assez hétéroclite. Ses électeurs attendent d’elle qu’elle empêche le retour d’Ennahdha et de ses alliés. Nida a pour l’instant réussi à asphyxier ses concurrents, à gauche et au centre." En marge de cette bipolarisation qui ne dit pas encore son nom, les autres formations semblent vouées à la figuration.

Les partis de la mouvance progressiste comme Al-Joumhouri (l’ex-Parti démocrate progressiste, PDP), d’Ahmed Néjib Chebbi, l’Alliance démocratique, Afek Tounes ou Al-Massar (qui concourt sous l’étiquette UPT) veulent incarner le pluralisme et la troisième voie. Ils redoutent les visées hégémoniques de Nida Tounes et rejettent la dictature du vote utile. Le Front populaire, de Hamma Hammami (extrême gauche), qui avait réalisé une percée dans l’opinion en 2013, paraît lui aussi se tasser.

Morcellement prévisible du paysage politique

Cependant, le mode de scrutin – la proportionnelle au plus fort reste – devrait permettre à certaines de ces formations de grappiller quelques dizaines de sièges. Suffisamment pour se rendre indispensables à toute coalition. Peser, c’est aussi l’objectif du Congrès pour la République (CPR), du président Moncef Marzouki, et de ses produits dérivés, le Courant démocratique, de l’avocat Mohamed Abbou, et le parti Wafa, de son collègue Abderraouf Ayadi.

Ces ultraradicaux, qui se posent en "garants de la révolution" et affichent une certaine complaisance à l’égard de la mouvance salafiste jihadiste, disent vouloir avant tout "faire barrage au retour de l’ancien régime" (comprendre Nida Tounes, assimilé abusivement à l’ex-RCD). Même s’ils risquent de payer leurs divisions, ils ont encore des partisans, et un petit réservoir de voix chez les déçus d’Ennahdha.

Le morcellement prévisible du paysage politique risque de rendre délicate l’émergence d’une majorité cohérente autour du parti vainqueur de l’élection, quel qu’il soit. Il laisse présager de laborieuses tractations et des combinaisons à n’en plus finir. La Tunisie s’achemine-t-elle vers une "démocratie à l’italienne", génétiquement instable ? Tous les scénarios sont envisageables, y compris celui d’une grande coalition réunissant les ennemis d’aujourd’hui…

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Samy Ghorbal, envoyé spécial à Tunis

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