Irak – Syrie : vol au-dessus d’un nid de voyous

Les avions de la coalition internationale formée par Obama bombardent les positions des jihadistes de l’État islamique en Irak et en Syrie. Au risque d’attiser les tensions intercommunautaires. Et pas seulement dans la région.

Images diffusée en septembre par l’État islamique sur le site jihadiste Al-Raqqa. © AFP

Images diffusée en septembre par l’État islamique sur le site jihadiste Al-Raqqa. © AFP

ProfilAuteur_LaurentDeSaintPerier

Publié le 2 octobre 2014 Lecture : 5 minutes.

"Si vous touchez à mon pays, cela provoquera un séisme régional !" avait menacé le président Bachar al-Assad dès octobre 2011 à l’intention de l’Occident, sept mois après le déclenchement d’une révolte politique devenue rébellion armée. L’Occident n’est pas intervenu en Syrie, et c’est justement cette inertie qui, pour nombre d’analystes, a précipité ledit séisme en jetant les zones tenues par les rebelles syriens, ainsi que les régions sunnites voisines d’Irak, entre les griffes de l’État islamique (EI), longtemps allié objectif d’Assad.

Ce 23 septembre, les États-Unis ont frappé la Syrie. Non dans le but affiché en 2011 de renverser Assad, mais, selon Barack Obama, pour "affaiblir puis anéantir" l’organisation jihadiste. "On veut absolument voir cette crise sous le prisme de la "guerre contre le terrorisme" subie pendant dix ans sous George W. Bush, confiait en juin Peter Harling, spécialiste de la région à l’International Crisis Group. Des frappes américaines combinées à une intervention iranienne feront le jeu de l’EI, qui puise sa force dans les erreurs commises par ses adversaires."

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D’abord déclenchées en Irak à la demande des autorités, les frappes américaines ont offert l’occasion aux radicaux de l’EI de faire trembler la terre entière. Répondant à ces premières attaques, l’exécution de deux journalistes américains et d’un humanitaire britannique ont meurtri l’opinion occidentale, attisant les tensions communautaires et indiquant aux aspirants jihadistes du monde entier la direction à suivre.

Un nouveau 11-Septembre serait imminent. De la Somalie au Nigeria, du Yémen au Sahel, les fils d’Al-Qaïda ont appelé à se souder contre l’ennemi impie. Le 21 septembre, le groupe Jund al-Khilafah enlevait en Algérie le Français Hervé Gourdel, et le décapitait deux jours plus tard.

Peu après l’entrée en action des bombardiers français contre ses positions irakiennes, l’EI avait lancé à ses partisans : "Si vous pouvez tuer un infidèle américain ou européen – en particulier les méchants et sales Français -, comptez sur Allah et tuez-le par n’importe quel moyen."

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En Australie, qui avait annoncé l’envoi d’avions de combat dans la région, la police révélait le 18 septembre avoir arrêté quinze personnes projetant des assassinats, et, le 23 septembre, un militant de 18 ans était abattu à Melbourne après avoir poignardé deux policiers. Selon des médias locaux, il portait sur lui le drapeau noir des jihadistes.

Attiser l’incendie régional plutôt que l’éteindre

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Appuyée par des puissances arabes, l’intervention occidentale ne va-t-elle pas contribuer à attiser l’incendie régional plutôt qu’à l’éteindre, au risque de profiter à l’EI ? "Les Américains n’ont pas beaucoup de cartes en main. Ils ne pouvaient pourtant rester passifs face aux massacres perpétrés par l’EI. Et ils ne peuvent pas traquer l’EI en Irak tout en lui laissant une vaste base de repli en Syrie", constate Peter Bouckaert, chef de la cellule d’urgence de Human Rights Watch.

En Irak néanmoins, la riposte semble à la fois tardive et prématurée. Des frappes avaient été envisagées dès la prise de Mossoul en juin, mais Obama les avait conditionnées à la formation d’un gouvernement d’union, associant au pouvoir les minorités sunnite et kurde, victimes de discriminations sous Nouri al-Maliki, l’ancien Premier ministre.

Certes, cet autocrate contesté a fini par céder sa place à Haïdar al-Abadi, mais, le 26 septembre, celui-ci n’avait toujours pas nommé de ministres de la Défense et de l’Intérieur, deux hommes clés pour la gestion d’une crise autant sécuritaire que politique. "Elle ne pourra être résolue par le seul usage de la force, poursuit Bouckaert. Il est essentiel d’assurer aux sunnites qu’ils seront protégés et joueront un rôle dans le gouvernement."

En déclenchant ses frappes avant que ces garanties ne soient apportées par Bagdad, Washington semble faire passer au second plan une solution politique auparavant jugée prioritaire. Appuyées par des Gardiens de la révolution iraniens, les troupes et milices chiites de Bagdad sont en première ligne pour reprendre les positions jihadistes bombardées par la coalition, en pleine zone sunnite – une alliance de circonstance qui conforte la dénonciation jihadiste d’une complicité américaine avec l’ennemi suprême de l’EI, les "séfévides" chiites de la République islamique d’Iran et leurs féaux d’Irak, et qui ravive l’hostilité régionale entre sunnites et chiites.

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Et lorsque les bombes alliées font des victimes collatérales, les partisans du "calife" Ibrahim, le chef de l’EI, s’empressent de crier à l’agression américaine contre les sunnites, plaçant sur le même plan le dictateur alaouite syrien et le président américain. Le 23 septembre, huit civils étaient tués dans les premiers bombardements américains en Syrie.

Dans les pays arabes et musulmans, l’opinion est loin d’être insensible au discours de l’EI sur une nouvelle intrusion américaine en terre d’islam et nombreux sont ceux qui se rangent à ses arguments, bien que la Ligue arabe et les plus hautes autorités sunnites aient condamné les agissements des jihadistes. Pourrait-il en résulter une autre fitna ("discorde") au sein même du monde sunnite ?

Les insurgés "modérés" de l’Armée syrienne très affaiblis

Autre élément clé de la tactique alliée en Irak, la fourniture d’armes aux Kurdes pourrait mener à terme à une partition du pays. "Les Kurdes irakiens, que l’on nous décrit comme des démocrates et des laïques, représentent 11 % de la population et contrôlent 20 % du pétrole, note le politologue Naoufel Brahimi el-Milli. Mais une fois surarmés, ils seront en mesure de contrôler plus du tiers du pays, créant une autre ligne de fracture entre Kurdes et Arabes."

Plus alarmant, Bachar al-Assad pourrait retirer les bénéfices de l’incendie qu’il a allumé. Si Damas avait annoncé que toute attaque sur son sol serait considérée comme une agression, il a finalement prétendu avoir été prévenu par Washington des bombardements contre les positions de l’EI. Ceux-ci ne se sont pas contentés de cibler l’EI : soupçonné de fomenter des attentats en Occident, le groupe Khorasan a lui aussi été frappé.

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Or il est lié à Jabhat al-Nosra, la branche d’Al-Qaïda qui combat Assad aux côtés des rebelles soutenus par l’Occident… Alors que les insurgés "modérés" de l’Armée syrienne libre sont très affaiblis par leur lutte contre le régime et contre l’EI, les troupes d’Assad pourraient profiter des bombardements alliés pour reprendre des positions dans l’est, le nord et le sud de la Syrie. Ne combattent-elles d’ailleurs pas elles aussi les "terroristes" ?

Face à cet écheveau, Obama, Hollande et leurs alliés n’ont eu d’autre choix que de trancher le noeud gordien. Il leur faudra faire preuve de davantage de finesse dans la gestion de cette guerre pour que l’EI et Assad ne puissent leur dire un jour "merci pour ces bombardements".

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