Moi, Abdel, j’ai perdu ma mère dans la catastrophe ferroviaire d’Eseka au Cameroun
Le 21 octobre 2016, le train intercités entre Yaoundé et Douala déraille au Cameroun, à hauteur d’Eseka, faisant, selon un bilan officiel contesté, 79 morts. Parmi eux, la mère d’Abdel, dont la famille se bat depuis pour obtenir justice. Celui-ci nous livre son témoignage.
Abdel fait partie de ces innombrables familles en deuil depuis le 21 octobre 2016. Lui, a retrouvé le corps de sa mère, qui fait partie du bilan officiel de 79 victimes, là où tant d’autres sont encore à la recherche de proches disparus dans la catastrophe d’Eseka.
Un procès s’est d’ailleurs ouvert le 17 mai au tribunal de Douala afin d’obtenir de l’État camerounais et de Camrail qu’ils procèdent à l’identification complète des disparus, notamment via des expertises ADN sur les restes retrouvés dans les décombres. Reporté au vendredi 19 mai, il n’a de toute façon pas pour objet de statuer sur la responsabilité du transporteur et ne répondra pas aux interrogations des victimes.
Qui est responsable ? Qui doit payer ? Qui est fautif dans l’abandon des victimes et de leurs familles ? Ces questions tournent encore en boucle dans l’esprit d’Abdel, qui espère, encore, que « justice sera faite ». Voici son témoignage.
« Le 21 octobre 2016 commence comme une journée tout à fait normale pour ma famille. Ma mère doit rentrer de Yaoundé et arriver à Douala dans la matinée. Elle prévoit d’effectuer un voyage en Chine trois jours plus tard, pour ses activités commerciales, et de revenir au Cameroun le 5 novembre. ‘Si Dieu le veut’, nous avait-elle dit. Mais, ce jour-là, un pont s’effondre sur ce qui tient lieu de route entre les deux principales villes du Cameroun. La liaison en bus, que ma mère a privilégiée, est coupée. Elle se retrouve forcée de prendre le train.
Un concours de circonstances, d’autant qu’elle ne parvient que de justesse à obtenir une place en première classe. Mon père doit l’attendre à Douala à son arrivée, vers 15 heures. Mon frère l’a laissée à la gare de Yaoundé aux environs de 10 heures. Vers 11h30, elle nous envoie encore des messages, et notamment une photo de la route coupée pour se moquer de l’état des infrastructures camerounaises. Nous continuons à échanger, jusqu’à ce que nous nous rendions compte qu’elle n’est plus connectée. Nous essayons de l’appeler. Un de ses téléphones sonne, mais dans le vide et elle reste impossible à joindre. Le train vient de dérailler
Nous entendons peu après des rumeurs au sujet de l’accident et décidons de partir à la recherche de ma mère vers la ville d’Eseka. Sur le chemin, nous nous arrêtons dans les petits hôpitaux, où une poignée de personnes blessées semblent être arrivées par leurs propres moyens. À Eseka : des wagons renversés, projetés à des dizaines de mètres. Nous nous rendons compte de l’ampleur du désastre. Mais aucune trace de ma mère, ni sur les voies, ni dans les wagons, ni sur les registres de survivants. À l’hôpital, la cour est pleine de blessés qui gémissent, couchés à même le sol. Certains perdent la vie alors même que nous les regardons. Plus loin, déjà des tas de corps sans vie, mais toujours aucune trace de ma mère.
Nous déambulons entre la gare et l’hôpital pendant des heures, dans la nuit…
Très peu de personnel médical, aucun équipement, aucune attelle, aucune minerve, aucun plâtre, pas de transfusion sanguine… Il manque même de l’eau potable, les boutiques de la ville ayant été dévalisées. Nous déambulons entre la gare et l’hôpital pendant des heures, dans la nuit, jusqu’à ce que nous apprenions que des blessés vont être conduits dans un train « spécial » pour Yaoundé. C’est en réalité un « train-ambulance » et, surtout, un immense corbillard. On y laisse souffrir et mourir des blessés, alors qu’on charge encore des corps sans vie dans les wagons.
La journée s’achève dans l’angoisse. Ce n’est que le lendemain matin que nous lançons des recherches dans les morgues des hôpitaux de Douala et Yaoundé. Toujours l’horreur : des cris, des corps difficiles à identifier et des bagarres entre familles qui croient avoir reconnu un proche. Nous finissons nous-mêmes par découvrir un corps très abîmé, avec des vêtements en lambeaux, deux bagues et un bracelet. Ceux de ma mère. Mais notre calvaire n’est pas fini.
Le gouvernement n’a qu’une préoccupation : disperser les corps pour éviter que la population ne les compte
Nous sommes en réalité totalement abandonnés, face au drame, aux obsèques, à la compagnie ferroviaire, aux avocats… Camrail est complètement absente, tout comme le gouvernement, qui n’a qu’une préoccupation : disperser les corps pour éviter que la population ne les compte. Les autorités font tout pour que les victimes soient oubliées. Nous ne sommes qu’un frein à leur business avec le groupe Bolloré. Le chef de l’État a commandité une enquête, mais n’a pas jugé utile d’en partager les conclusions. La justice nationale est mutique et nous ne croyons de toute façon pas en elle.
Ma famille est prise dans une macabre farce. Nous avons été contactés par les avocats du transporteur, qui nous ont proposé des indemnisations ridicules. Certains ont accepté, par défaut, obligation ou manque d’information, face à un groupe Bolloré qui fera tout pour retarder les indemnisations. En ce qui nous concerne, nous avons refusé. Nous n’avons perçu que 1,5 millions de francs CFA, quand bien même nous savons qu’au Cameroun, on a parfois besoin de dix fois cette somme pour réaliser des obsèques dignes.
Je ne peux m’empêcher de verser des larmes quand je repense à cette tragédie
Nous avons donc choisi de saisir la justice française et une plainte a été déposée au tribunal de Créteil. Nous espérons simplement que notre préjudice sera réparé à sa juste valeur et que chaque responsable répondra de ses actes. Je suis très choqué en rédigeant ces quelques lignes. Je ne peux m’empêcher de verser des larmes quand je repense à cette tragédie qui a sans doute coûté la vie à des centaines d’innocents, dont certains sont toujours portés disparus. J’espère qu’un jour justice leur sera faite.
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