De Genève à Tunis, la bataille des idées

La « Suisse », ce n’est pas un vain mot. Tout y est organisé à la seconde et au millimètre près. Vous y arrivez pour un salon du livre, pas besoin de courir : les stands, l’hôtel, les soirées d’agrément sont réunis dans un même périmètre. Et franchement, ledit salon mérite le détour. Depuis quatre ans, il s’est doté d’un pavillon des cultures arabes sans équivalent en Europe, qui s’étend sur un grand espace et expose des livres de toutes disciplines.

Mohamed Talbi, universitaire et islamologue tunisien, en juin 2000 à Tunis. © Vincent Fournier pour J.A.

Mohamed Talbi, universitaire et islamologue tunisien, en juin 2000 à Tunis. © Vincent Fournier pour J.A.

Fawzia Zouria

Publié le 12 mai 2017 Lecture : 3 minutes.

Exit la littérature religieuse de certains pays du Golfe qui inondaient jadis les lieux au grand désespoir du canton de Genève ! Vous avez le loisir de rencontrer des auteurs venus du Maghreb, du Machrek et de toute l’Europe, des historiens, des politiciens, des universitaires, des romanciers, et vous voilà dans un espace de parole sur le monde arabe d’une rare qualité.

Cette année, du 26 au 30 avril, il fut question de création, de politique et de révolution, avec une attention particulière portée sur la condition féminine. Sans oublier la question récurrente : comment réconcilier l’islam avec l’époque actuelle et relire le corpus religieux d’un point de vue moderniste ? Rachid Benzine a su revenir sur « l’islam des Lumières », notre collègue Fouad Laroui a évoqué avec brio la tentation du jihadisme, tandis que Jacqueline Chabbi a fait montre d’une grande érudition autour de sa spécialité, les premiers temps de la révélation coranique.

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J’ai regretté qu’il n’y ait pas eu de Tunisiens, ces derniers ayant développé depuis deux décennies une pensée d’avant-garde sur le sujet. Les Mohamed et Abdelmajid Charfi, Youssef Seddik, Fawzia Charfi, Latifa Lakhdar, Neila Sellini, Amel Grami et bien d’autres en sont la preuve.

Recul sur le terrain des idées

Dans l’avion du retour à Tunis, ce regret m’obsède. Mon pays est en train de perdre sa place sur le terrain des idées, se laissant ronger par la politique et les intérêts particuliers. Les unes de la presse locale me le confirment : mainmise sur les richesses nationales par des groupes véreux, soulèvements dans le Sud encouragés par certaines obédiences politiques et visant à empêcher le démantèlement des circuits de contrebande, islamisation des mentalités, omniprésence d’un syndicat de travailleurs qui fait la pluie et le beau temps, nomme, dégomme, exerce le chantage et impose ses protégés.

Je débarque à peine quand deux nouvelles confirment mon intuition. Néji Jelloul, ministre de l’Éducation nationale, vient d’être limogé. Le puissant syndicat des travailleurs a fini par avoir sa tête. Qu’importe si ce ministre est le plus aimé des Tunisiens, qu’il ait engagé une réforme de l’enseignement, mis un terme à la gabegie qui y régnait, aux passe-droits, à l’absentéisme et aux cours particuliers qui saignaient les parents. Les irresponsables syndicaux se fichent d’un projet de société moderniste, ils sont pris dans la folie égoïste et revancharde de quelques-uns d’entre eux.

Pari moderniste

Deuxième nouvelle : l’historien et islamologue Mohamed Talbi vient de mourir. C’est une sommité en la matière. Le seul qui – malgré ses défauts et son intolérance vis‑à-vis d’autres islamologues – s’est illustré par une somme vertigineuse d’études sur le Coran. Le seul dans le monde musulman à avoir osé déclarer que le vin et la prostitution sont autorisés en islam, ce qui lui avait valu de défrayer la chronique ! Il n’y a que les Tunisiens pour aller aussi loin…

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Hélas ! qui, aujourd’hui, se soucie de leur pensée et de leur apport au monde ? Qui accompagne la production de leurs intellectuels, défend leurs artistes à l’étranger, se bat pour la place qui leur revient dans les institutions et les tribunes internationales ? La « Tunisie », c’est un vain mot. Tant que ceux qui la gouvernement se refusent à mettre en valeur le pari moderniste de ses élites, ne reconnaissent plus les compétences nationales quand ils ne s’en débarrassent pas purement et simplement. Laissant la place à qui on sait…

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