Mali – Ousmane Diarra : « Les jihadistes instrumentalisent la pureté de l’enfant »

Dans son troisième roman, La Route des clameurs, le conteur malien revient sur la terreur qui s’est abattue sur son pays. Et dissèque comment la folie s’est emparée des hommes.

Publié le 26 septembre 2014 Lecture : 6 minutes.

Il en est resté traumatisé. Éreinté par des nuits sans sommeil. Bouleversé d’avoir vu son pays sombrer aux mains des fous de Dieu. Dans son troisième roman, La Route des clameurs, l’écrivain malien Ousmane Diarra revient sur la terreur jihadiste qui a menacé les siens début 2013. Une tragédie venue des sables du Nord-Mali lorsque des colonnes d’hommes surarmés et déterminés transportaient avec eux la haine et l’intolérance vers une capitale terrorisée.

Sur leur chemin, ces êtres sombres et violents anéantissent un islam de paix et ses mausolées, décapitent traditions séculaires et autres croyances, prêchant brutalement une obéissance au Coran rigoriste et intransigeante, sinon réinterprétée. La terreur engendre une folie collective dirigée dans ce roman bouleversant par un calife inculte et assoiffé de pouvoir. Elle transforme des enfants en tueurs de "mécréants", détruit un peuple et assèche l’inspiration des artistes. Face à son emprise, un garçon et son père, peintre éclairé, qui a bien connu celui qui s’est proclamé calife et qui doit désormais l’affronter.

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Conteur et bibliothécaire à l’Institut français de Bamako, Ousmane Diarra, 54 ans, a vécu cette sinistre période. Animiste, adorateur des cultures et de sa nation, "le vieux lézard" est resté obsédé par les souffrances de ce Mali en proie à des barbares qui hantaient villes et villages. Alors, dans sa maison de Bamako, entouré de ses enfants, le griot s’est mis à écrire. Comme pour adoucir sa plume et trouver la paix, il confie la narration au fils du peintre, qui, avec une naïveté teintée de lucidité, nous guide depuis l’atelier aux toiles asséchées et aux tableaux sombres jusqu’aux mystères dont se drapent ces terroristes qu’il est contraint de rejoindre.

jeune Afrique : Dans quelles conditions avez-vous écrit ce livre ?

Ousmane Diarra : Dans la douleur. J’y ai mis tout mon coeur et usé de ma plume en guise d’arme pour me battre à ma façon, celle d’un écrivain, d’un conteur. J’étais alors bien avancé sur un autre livre qui explorait la tradition bambara à travers l’histoire d’un "petit mari" de 8 ans qui s’amourache d’une adolescente. Mais j’en ai interrompu la rédaction quand les jihadistes ont envahi les deux tiers du territoire malien, menaçant Bamako, et installé une situation chaotique dans tout le pays depuis le Nord. Nous étions menacés de mort en tant que nation. "Honte à qui peut chanter pendant que Rome brûle…", disait Victor Hugo. Le Mali brûlait, et j’ai donc écrit La Route des clameurs entre juillet et octobre 2013.

Quelles ont été vos sources d’inspiration ?

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D’abord le terrorisme et cet impérialisme religieux pratiqué depuis trop longtemps par des puissances arabes qui subventionnent ce fanatisme, construisent des mosquées plutôt que des bibliothèques et des lieux de culture au Mali. Moi, le conteur, l’amoureux de l’imaginaire, voilà que j’ai été obligé de m’inspirer du réel, de la souffrance vécue par le Mali.

Déjà dans Vieux Lézard, j’évoquais l’arrivée de jihadistes ainsi qu’un coup d’État réalisé par un capitaine [en référence au putsch du capitaine Amadou Haya Sanogo de mars 2012]. Mais, au-delà, j’ai pensé à mon maître Yambo Ouologuem, qui, dans Le Devoir de violence, paru en 1968, avait déjà tout dit et dénoncé cette intolérance, cette hypocrisie et cette violence. Nous avons la même démarche littéraire, et il continue de m’inspirer. Face à cette menace si proche, je ne pouvais pas ne pas m’engager et écrire.

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Pourquoi avoir confié la narration à un enfant ?

J’aime beaucoup les enfants – j’en ai d’ailleurs huit – et je suis attaché à leur pureté. Ma tête était alors envahie par les rythmes d’un tambour de guerre bambara, et j’ai écrit La Route des clameurs sur cette cadence martiale. C’est un livre très particulier pour moi, et j’ai tenté d’user de la poésie et de cette naïveté doublée d’une douceur propres à l’enfant pour conter cette brutalité avec des mots et des perceptions qu’un adulte n’aurait pu exprimer de la sorte.

Chez les jihadistes aussi on retrouve des "gamins imams à la barbichette de bouc nain" au service du calife intronisé par le groupe terroriste des Morbidonne.

Ces gamins sont des victimes abusées par les jihadistes, qui instrumentalisent la pureté de l’enfant, la transforment en férocité aveugle. Moi, le conteur, j’enseigne aux enfants l’art de vivre. Eux, ils exploitent l’innocence et apprennent l’art de mourir. Je me suis plongé contre mon gré dans les nébuleuses terroristes, car elles ont été mon ennemi et celui du Mali. Elles ont hanté mes nuits et obscurci mes jours. Dans mon livre, je leur ai donné un nom que j’ai inventé : les Morbidonne. Il s’agit d’une contraction de "morbide", "mort". Bi veut dire "qui", en bambara. Donc on peut traduire "Morbidonne" par "qui donne la mort".

Y a-t-il un peu de vous dans ce personnage principal, le peintre dont les tableaux pleins de lumière s’obscurcissent sous l’emprise de ces jihadistes ?

Franchement oui, je me suis mis à la place du peintre. Les jihadistes ne sont pas arrivés à Bamako en armes. Mais il y en a un peu partout au Mali qui distillent l’intolérance et l’extrémisme. Donc en tant qu’artiste et libre-penseur, tout comme le peintre, j’aurais été humilié, persécuté… J’ai imaginé ce peintre dans une ville envahie par des jihadistes comme si moi j’étais subitement contraint de changer ma pensée et mes écrits sous la férule de barbares ignorants. Autrefois, ses tableaux étaient éclatants de lumière et de beauté. Puis ils se sont assombris sous la coupe des jihadistes, et il ne peignait plus l’espoir mais des nuits sans étoiles, un monde à craindre.

Et le calife des Morbidonne, Mabu Maba, dit Fieffé Ranson Kattar Ibn Ahmad Almorbidonne ?

C’est l’ancien camarade de classe du peintre et celui qui enrôlera ses enfants, alloue une maison à sa femme, et ravagera son imagination… Mais il ne réussira pas à lui ôter ni son honneur ni sa résistance, à lui le peintre qui finit esseulé. J’ai moi-même des connaissances qui sont devenues fanatiques. Cela m’atteint et me désole. Vous savez, j’ai grandi dans une contrée ouverte d’esprit et animiste. Dans mon village natal de Bassala, ce sont les valeurs humanistes et respectueuses transmises par la tradition animiste que l’on pratique, en paix.

Avant de changer mon prénom en Ousmane, je m’appelais Bassakoro, ce qui signifie "vieux lézard". J’ai énormément souffert des moqueries et des insultes et j’ai changé de prénom. Aujourd’hui, dans ma région, tous les villages, hormis Bassala, se sont convertis à l’islam et, au fur et à mesure qu’on approche de la ville, je ressens une certaine intolérance, un fanatisme plus ou moins prononcé. Dans mon livre, le calife se nomme Mabu Maba, c’est-à-dire "menteur", "imposteur". Tout comme le calife de l’État islamique, Abou Bakr al-Baghdadi, c’est un faux calife, sans légitimité ni crédibilité autre que la force et la manipulation de la religion.

À aucun moment, dans ce livre, vous n’évoquez les Touaregs ?

C’est pour éviter toute récupération et instrumentalisation à des fins de division. J’admire la culture touarègue et, comme ne cessait de le répéter le grand écrivain Moussa Konaté aujourd’hui décédé, les Touaregs sont des Maliens. Pour moi, le MNLA ne représente pas tous les Touaregs, contrairement à ce qui est souvent dit dans les médias français. Le nord du Mali est également habité par d’autres populations. Mais je ne voulais pas entrer dans ce débat.

Comment avez-vous vécu ce que vous qualifiez d’"invasion" ?

J’étais terrorisé et je ne dormais plus. Lorsque j’étais en résidence d’écrivain en Suisse, je n’arrêtais pas de parler du Mali à mes camarades. J’étais hanté par mon pays, qui est comme mon corps. Je sentais une partie de ce corps disparaître, se recroqueviller, souffrir, comme violé. C’était dur. J’aime mon pays passionnément, toutes ses cultures, et je suis attaché à la liberté. La beauté du tapis vient de la multiplicité de ses couleurs, comme on dit. Et la puissance du Mali vient de toutes ses différences. Or, je voyais des fous détruire ces différences, les patrimoines de ces cultures séculaires, des mausolées à Tombouctou… Ils allaient tout casser dans le pays, déterminés à écraser et à détruire une nation avec toutes ses cultures.

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Propos recueillis par Joan Tilouine

La Route des clameurs, d’Ousmane Diarra, éd. Gallimard, 172 pages, 17,50 euros

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