« Get on up » : James Brown, frère d’âmes
Avec « Get on Up », le réalisateur Tate Taylor tente l’impossible : raconter la vie du Soul Brother Number One. En dépit d’une interprétation convaincante due à Chadwick Boseman, le film pèche parfois par son côté compil d’anecdotes.
En une phrase, Chadwick Boseman va à l’essentiel : "James Brown était un précurseur, il a vécu mille vies en une seule, et nous n’avons pas encore saisi le quart de ce qu’il nous a transmis." Quand il a été engagé par Tate Taylor pour se glisser dans le groove du Godfather of Soul, l’acteur de 32 ans savait donc pertinemment qu’il s’attaquait à un K2 artistique, fût-il accompagné dans son ascension par les mânes du Stone Mick Jagger (producteur) et épaulé dans son mashed potato survolté par une production à 30 millions de dollars.
Un biopic du Soul Brother Number One ? Vous êtes sérieux ? Pressenti, Spike Lee himself aurait été écarté pour des questions de droits – et de budget. C’est donc le réalisateur du pâle Couleur des sentiments qui s’est pris les pieds dans le camel walk avec Get on Up, projeté sur les écrans français à partir du 24 septembre.
À l’impossible nul n’est tenu : James Brown s’écoute, James Brown se danse, James Brown se vit, mais James Brown ne se raconte pas en deux heures et dix-huit minutes. Ses soixante-treize années d’existence craquent sous toutes les coutures, le phénomène culturel transfigurant le roman social, le show débordant de la scène pour contaminer la sphère politique et se perdre souvent dans le moite inconfort de la rubrique "faits divers".
C’est d’ailleurs par là que Tate Taylor a choisi de commencer Get on Up, avec ce 24 septembre 1988 qui vit un James Brown défoncé au PCP débarquer arme au poing dans un séminaire d’assureurs sous prétexte que ses toilettes privées avaient été utilisées sans son autorisation. Le film enchaîne sur la course-poursuite qui s’ensuivit, James Brown quittant Augusta et la Géorgie pour rejoindre la Caroline du Sud à 160 km/h.
Quand Mr Dynamite jeta l’éponge, sa camionnette accusait 23 impacts de balles. Face aux flics, il dansa en chantant "Georgia on My Mind". L’incartade, qui n’était ni la première ni la dernière, lui valut une condamnation à six ans de prison au State Park Correctional Center de Columbia (Caroline du Sud). Il en fera plus de deux.
À fond sur scène à 70 ans
Ainsi procède Tate Taylor, multipliant flash-back, anecdotes et scènes de concert dans l’espoir d’atteindre par la furie saccadée de saynètes survitaminées l’âme même de la soul. MC de ce déferlement, Chadwick Boseman donne le meilleur de lui-même, jouant des perruques et des costumes pour se glisser jusqu’à la sueur dans la peau de Mister Brown. Danseur respectable maîtrisant le play-back en virtuose, il parvient avec un indéniable talent à donner le change, soutenu par une bande-son évidemment intense – et ce jusqu’aux dernières années, quand le maître bouffi de drogue et samplé sans vergogne par toute la génération hip-hop continuait de se donner à fond sur scène, à 70 balais.
Et pourtant, Chadwick Boseman ne parvient pas tout à fait à sauver Get on Up de son lent enlisement dans un flot de chromos sépia accolés les uns aux autres comme les pièces d’un puzzle. Certes, tout ou presque y est : l’enfance dans les bois, abandonné par sa mère à la furie d’un père violent ; le boulot de rabatteur pour rameuter des soldats au bordel de sa tante ; les "battles royale", au cours desquelles il combat à l’aveugle, une main attachée dans le dos, pour un public essentiellement blanc ; les sermons enflammés psalmodiés façon transe par le bishop Daddy Grace ; les premiers coups tordus et la prison, où il devient "Music Box" ; la rencontre décisive avec Bobby Byrd et l’inéluctable ascension vers la gloire de celui qui sait qu’une bonne étoile veille sur lui – mort-né, il ne doit la vie qu’à l’air insufflé dans ses poumons par sa tante, in extremis.
Il y a tout ça, et il y a le reste aussi : les concerts, les violences, les femmes, les amendes infligées aux musiciens, les hauts et les bas dans l’Amérique d’avant Martin Luther King Jr et dans celle d’après Martin Luther King Jr. Les fans savent, et plusieurs biographies existent qui permettent d’en apprendre encore plus – dont celle, monumentale et superbement illustrée, de Philippe Manoeuvre, parue aux éditions du Chêne en 2007.
Premier biopic consacré au Godfather of Soul incarné par un sosie bluffant. © Universal pictures
En prenant le risque de la quasi-exhaustivité, Tate Taylor survole plus qu’il n’approfondit, résume plus qu’il ne donne à sentir, prêtant souvent le flanc à un cinéma-Wikipédia terne, pour ne pas dire fade. Rapidement évacuées, les scènes à dimension politique simplifient ainsi à outrance les rapports pour le moins compliqués que James Brown entretint tout au long de sa vie avec la cause africaine-américaine.
Bien entendu, le film insiste sur le concert du 5 avril 1968, à Boston, qui suit l’assassinat de Martin Luther King Jr, et sur le rôle pacificateur que Brown joua ce jour-là en affrontant son propre public. Mais de la March Against Fear de 1966 aux côtés de Stokely Carmichael au soutien apporté au démocrate Hubert Humphrey qui lui valut le surnom de Sold Brother Number One dans les rangs des Black Panthers, le spectateur ne saura pas grand-chose.
Des contradictions
Entre "Say It Loud, I’m Black and I’m Proud" et son engagement en faveur du républicain Richard Nixon en 1972 qui lui valut un autre surnom infamant (James Brown-Nixon’s Clown), entre ses concerts au Vietnam pour réconforter les soldats noirs et son amitié pour le notoirement raciste sénateur de Caroline du Sud Strom Thurmond, il y a comme un embrouillamini de contradictions qui auraient sans doute mérité d’être creusé.
Si Get on Up demeure malgré tout une sympathique introduction au riche univers du Hardest Working Man in Show Business, certains oublis – ou ellipses – pourront fâcher les aficionados. Les mélomanes regretteront ainsi que le choix de l’anecdote ait pris le pas sur l’itinéraire même du musicien, de ses premiers groupes aux révolutions rythmiques qu’il opéra, dans les années 1970 notamment.
Bande annonce de Get on up, de Tate Taylor, avec Chadwick Boseman.
Les Africains, bien sûr, regretteront que les tournées du Soul Brother sur le continent soient totalement passées sous silence. Dans son livre, Philippe Manoeuvre raconte comment, en 1968, James Brown découvre l’Afrique : après avoir mis le feu au stade de Dakar, il se recueille à Gorée d’où il rapportera "une lourde chaîne d’esclave, qu’il gardera chez lui, l’exhibant aux journalistes de passage comme son plus précieux trésor". L’histoire se poursuit, dans les années 1970, au Cameroun, au Togo, au Zaïre. Crime de lèse-majesté, Get on Up fait l’impasse sur le concert "The Rumble in the Jungle" organisé par Don King en marge du combat du siècle opposant Muhammad Ali à George Foreman. "James est dans sa phase ‘Dead on the Super Heavy Funk’", écrit Manoeuvre.
James ne chante plus : il sacre, ahane, s’exprime par cris gutturaux, onomatopées… C’est une locomotive humaine, gare au train de marchandises derrière ! Son groupe met le stade KO, littéralement. Repérant soudain Ali au milieu de la fosse, James plonge dans la masse… Confusion, folie, émeute, messe noire." Et un peu plus tard, et un peu moins noble, il y aura aussi le Gabon où, pour 160 000 dollars et un aller-retour d’un Boeing d’Air Gabon entre le Texas et Libreville, le jeune président Omar Bongo s’offre le beat du Godfather… Aujourd’hui, pour retrouver l’âme du grand frère parti un jour de Noël, en 2006, cela coûte un peu moins cher. Il ne faut qu’un simple diamant : celui que l’on pose délicatement sur une galette de vinyle.
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