Turquie : permis de tuer islamo-capitaliste
Affairisme, corruption, mépris des règles de sécurité… Les accidents du travail se multiplient en Turquie : 1 200 morts depuis le début de l’année. Et les responsables ne sont presque jamais punis.
L’anecdote fait le buzz en Turquie. Faruk Çelik, le ministre du Travail, rend visite à son oncle hospitalisé. Par la fenêtre de la chambre, il avise un chantier. Horreur ! Les ouvriers travaillent sans protection. Le ministre téléphone à des inspecteurs du travail, qui accourent et ferment le site. "Si son oncle n’était pas tombé malade, s’il n’avait pas regardé par la fenêtre, etc., peut-être y aurait-il encore eu des morts", résume Ahmet Hakan, du journal Hürriyet, mi-ironique, mi-indigné.
Depuis le drame de la mine de Soma, en mai (301 morts), l’incurie du gouvernement suscite l’exaspération. Alors que les normes de sécurité les plus élémentaires avaient été bafouées par la société exploitante, Recep Tayyip Erdogan, Premier ministre à l’époque, n’avait rien trouvé de mieux que d’invoquer les "risques du métier" et des accidents similaires survenus au Royaume-Uni en 1862 ou en France en 1906 !
Le 6 septembre, la mort de dix ouvriers sur le chantier d’un immeuble de luxe dans le quartier de Mecidiyeköy, à Istanbul, a ravivé la colère. Leur ascenseur est tombé du 32e étage. On le savait cassé depuis des semaines, mais la société Torunlar avait fait la sourde oreille. En avril, un jeune de 19 ans s’était tué au même endroit, dans les mêmes circonstances. Torunlar, dont les profits ont crû de 900 % cette année, avait écopé d’une amende ridicule.
Maximisation des gains
Quelque 1 200 ouvriers ont perdu la vie depuis le début de l’année et plus de 12 000 depuis 2002, date de l’arrivée au pouvoir de l’AKP. Certes, malversations et infractions aux règles de sécurité existaient auparavant. Mais la responsabilité du gouvernement, qui a bâti ses succès électoraux sur l’essor économique du pays, est écrasante. Le BTP notamment se trouve au centre d’un dispositif où la corruption, le mépris de la vie humaine et de l’environnement, la collusion entre les entreprises privées (dont beaucoup financent l’AKP) et les pouvoirs publics atteignent des sommets.
Ainsi le Toki, organisme placé sous l’autorité du Premier ministre, fut cité dans le scandale qui, en décembre 2013, éclaboussa Erdogan et son fils Bilal. De manière générale, les entreprises sacrifient la sécurité pour livrer leurs immeubles plus tôt que prévu et maximiser leurs gains.
Et que dire de l’envers du décor ! Visitant le chantier de Mecidiyeköy, où les ouvriers sont logés dans un sous-sol infesté de rats et sans système de ventilation, Arzu Çerkezoglu, la secrétaire générale du syndicat Disk, a dénoncé des conditions de vie dignes d’"un camp de concentration". Et quand ces hommes en deuil ont manifesté le 7 septembre, la police les a violemment repoussés.
La "nouvelle Turquie" que vantent Erdogan est le troisième pays le plus mal classé dans le monde, derrière la Chine et le Mexique.
Aujourd’hui, la "nouvelle Turquie" que vantent Erdogan et Ahmet Davutoglu, son Premier ministre, est le pays le plus mal classé en Europe pour les accidents du travail. Et le troisième dans le monde, derrière la Chine et le Mexique. Que ces capitalistes islamistes qualifient les victimes de "martyrs" ajoute à la colère des syndicats, des opposants et de quiconque a un coeur et du bon sens. Pour eux, la volonté de Dieu n’a rien à voir dans ces drames parfaitement évitables : il s’agit de crimes cautionnés par l’État, et dont les responsables ne sont jamais punis.
Chantiers pharaoniques
Les propriétaires de la mine de Soma viennent ainsi de se voir attribuer la construction d’une centrale électrique – de ces centrales qui, comme les gratte-ciel qui défigurent Istanbul ou les supermarchés érigés sur des sites archéologiques, causent d’immenses dommages à l’environnement. Car Erdogan a la folie des chantiers pharaoniques : pour "son" troisième aéroport d’Istanbul, plus de 6 000 hectares de forêt et tout un écosystème seront détruits.
Face à ce "modèle" de développement, où la vie d’un homme ne compte pas et où la cupidité se niche sous la bigoterie, la société civile se mobilise, y compris dans des villages reculés. Des habitants, des associations portent des affaires devant la justice. Un phénomène nouveau qui montre que, depuis le mouvement contestataire de Gezi (mai-juin 2013), les yeux se dessillent.
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