Tunisie : Menzel Bouzaiane la rebelle
À l’avant-garde de la contestation en décembre 2010, les habitants de cette petite localité du centre de la Tunisie n’ont guère récolté les fruits de leur lutte. Mais ils ne désarment pas. Reportage.
En plein centre de la Tunisie, à 70 km au sud de Sidi Bouzid, berceau de la révolution, se trouve la petite commune de Menzel Bouzaiane. Avec ses 6 000 habitants, la localité s’est peu à peu imposée comme le symbole de la résistance des idéaux révolutionnaires face à la tentation autoritaire du régime à l’approche des élections. La ville où est tombé, en décembre 2010, le premier martyr de la révolution subit aujourd’hui de plein fouet la répression qui frappe l’ensemble des mouvements sociaux dans le pays. Ici, le combat pour la justice sociale et la dignité engagé il y a bientôt quatre ans est loin d’être terminé.
Vendredi 24 décembre 2010, Menzel Bouzaiane est en état de siège. Environ 1 800 policiers y ont été déployés afin de prévenir toute velléité d’insurrection, alors que, à quelques kilomètres au nord, Sidi Bouzid s’est soulevé peu après la tentative d’immolation par le feu du jeune Mohamed Tarek Bouazizi, qui décédera le 4 janvier. Après l’échec des négociations entre les habitants et les forces de l’ordre, qui refusent de se replier, des rumeurs commencent à courir : "Ils vont tout simplement raser la ville, la brûler et la réduire à néant."
En fin d’après-midi, le soulèvement commence. Le poste de la garde nationale et ses véhicules sont incendiés. Un premier manifestant tombe sous les balles de la police, suivi bientôt d’un deuxième, qui succombera à ses blessures à l’hôpital. Les policiers se replient enfin. La rébellion gagne progressivement le pays, puis la capitale, où les jeunes s’empressent de rejoindre les manifestations qui feront chuter, le 14 janvier 2011, le régime Ben Ali.
Devoir de mémoire
Encore aujourd’hui, les jeunes de Menzel Bouzaiane ressassent à l’envi le film de la révolution. Safouane Bouaziz, une figure de la contestation locale, raconte à qui veut l’entendre le déroulement de ces folles journées de décembre. "C’est important de se souvenir, de répéter la vérité contre ceux qui voudraient modifier l’Histoire, explique-t-il. Les jeunes de la révolution, c’est nous !" De son côté, Jamel, 33 ans, s’est improvisé archiviste des protestations. Ce photographe et militant garde précieusement chez lui les vidéos et les photos des événements du 24 décembre. Assis devant son ordinateur personnel, il revit l’histoire et, sous le regard de son jeune fils, se souvient "du sifflement des balles et du sang des martyrs".
Depuis, les habitants de Menzel Bouzaiane ne cessent de tirer la sonnette d’alarme. Alors que la Tunisie s’enfonçait petit à petit dans les méandres institutionnels de la transition, la situation sociale et économique dans les régions intérieures n’a en effet pas vraiment changé. Touchée par un chômage endémique et une précarité grandissante, la jeunesse, qui fut à l’origine de l’étincelle révolutionnaire, a du mal à se reconnaître dans les tractations politiciennes à l’oeuvre dans la capitale.
Aujourd’hui, à Menzel Bouzaiane, le climat insurrectionnel est toujours palpable. Rejaillissant régulièrement, la colère s’exprime par soubresauts, comme le 25 juillet 2013 quand, après l’annonce de l’assassinat du député Mohamed Brahmi, le poste de police a été brûlé pour la troisième fois. Mais la révolte s’exprime aussi de manière plus pacifique, dans les nombreux tags et pochoirs qui ornent les murs de la ville.
Lorsque le train du phosphate entre en gare et qu’il soulève sur son chemin des nuages de poussière jaune, Menzel Bouzaiane prend de faux airs de décor de western. Quatre fois par jour, le train traverse la ville de part en part pour relier les mines de Gafsa, à l’ouest, au port de Sfax, sur la côte est. Parfois, ce ballet ferroviaire est interrompu par des protestataires qui maintiennent le train à quai.
Depuis que le gouverneur de la ville a été "dégagé", le blocage du phosphate est l’un des derniers moyens pour les habitants de faire valoir leurs droits. Si cela entrave son travail, Tahar, chef de gare originaire de Gafsa, comprend leur colère : "Bien sûr, ça perturbe le trafic. Mais la situation n’est pas tenable, les gens d’ici ont le droit de protester pour leur dignité."
Cette protestation quasi permanente n’est évidemment pas du goût des autorités, qui aimeraient tourner une fois pour toutes la page de la révolution. D’où la loi d’amnistie du 2 juin 2014 pour les auteurs de violences liées aux actes révolutionnaires entre le 17 décembre 2010 – date de l’immolation par le feu de Bouazizi – et le 28 février 2011. Safouane Bouaziz aura bientôt 31 ans.
Le jour de son anniversaire, il est appelé à comparaître pour la énième fois devant le tribunal de grande instance de Sidi Bouzid. Comme douze autres jeunes de Menzel Bouzaiane, il est accusé pêle-mêle d’atteinte au drapeau, de menace contre fonctionnaire, mais aussi de l’incendie du poste de la garde nationale et d’entrave à la circulation d’un train de marchandises.
Jugés pour des faits remontant à un peu moins d’un an, ces jeunes ne sont pas protégés par la loi d’amnistie. Pour beaucoup, celle-ci tend à circonscrire la révolution à une période limitée et concourt à clore les débats autour des questions de justice sociale et d’égalité. Et à criminaliser les mouvements sociaux. "Ce sont tous les mouvements révolutionnaires tunisiens, actuels et futurs, qu’il faut arrêter de criminaliser", plaide Safouane, qui voit dans la succession de procès autant "d’indices du retour de la dictature".
Sur les murs du bureau de poste des inscriptions appellent les citoyens à ne plus payer leurs factures d’eau et d’électricité.
Pour lui, il ne fait aucun doute que le verdict sera en grande partie conditionné par les résultats des élections d’octobre et novembre prochains. "Si les islamistes passent, pour moi c’est la prison assurée", affirme-t-il. Dans l’attente de son jugement, il reste libre de circuler dans le pays. Un moindre mal pour ce jeune homme qui a dû se cacher plus d’un an et demi dans sa ville pour échapper à la police.
Autogestion ? Pourquoi pas.
En attendant, la petite localité a appris à ne plus compter ni sur la police ni sur le gouvernement pour gérer ses affaires. "Depuis un an et demi que les forces de l’ordre ont quitté la ville, il n’y a eu aucun problème", explique un habitant. Sur les murs du bureau de poste, en face du bâtiment désaffecté de la garde nationale, des inscriptions appellent les citoyens à ne plus payer leurs factures d’eau et d’électricité. Un certain nombre d’initiatives ont également vu le jour pour donner aux jeunes une alternative aux cafés, seuls lieux de réunion et de divertissement de la localité.
Saloua Chnenni, 31 ans, est coordinatrice à Radio MB, une radio locale qui émet sans autorisation depuis le 24 décembre 2013. "On a choisi cette date symbolique pour lancer la première émission", explique-t-elle. Diffusant sur internet et sur la bande FM à partir d’un petit émetteur bricolé, Radio MB donne la parole aux citoyens et propose quotidiennement des émissions sur les réalités locales.
"Nous étions trois bénévoles au départ. Maintenant, nous sommes douze, dont 90 % de jeunes femmes", se félicite la coordinatrice. Dans l’ancien local de l’ex-parti au pouvoir transformé en maison de jeunes, on diffuse désormais des documentaires sur la réappropriation des usines en Argentine. L’idée fait son chemin. À la sortie du village, un tag en noir le confirme : "Autogestion ? Pourquoi pas."
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