Catastrophe d’Eseka : qui croira que la chaîne de décision s’arrête à Camrail, sans s’étendre à l’État ?

Le 21 octobre 2016 se produisait l’une des plus graves catastrophes de l’histoire du Cameroun. Le président instituait alors une commission d’enquête chargée de faire la lumière sur les responsabilités, dont les conclusions viennent d’être rendues publiques. Mais beaucoup de questions restent sans réponse.

Des proches de victimes peu après le déraillement du 21 octobre 2016 à Eseka. © AP/SIPA

Des proches de victimes peu après le déraillement du 21 octobre 2016 à Eseka. © AP/SIPA

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  • Stéphane Bobé Enguéléguélé

    Stéphane Bobé Enguéléguélé est camerounais, docteur des Universités en Science Politique et avocat spécialisé en droit public et droit public des affaires.

Publié le 24 mai 2017 Lecture : 4 minutes.

Les conclusions de la commission d’enquête, publiées par Paul Biya ce 23 mai, corroborent nos analyses et confortent les actions judiciaires que nous avions coordonnées, dès novembre 2016. Elles imputent l’essentiel de la responsabilité à la société Camrail, « à titre principal. » En langage technocratique, cela signifie qu’il existe des responsabilités subsidiaires qui ne sont cependant nullement nommées.

Tout juste retiendra-t-on que la commission préconise la mise à niveau du dispositif étatique de réaction face aux catastrophes de grande ampleur, la prise de sanctions au préjudice « des acteurs dont la responsabilité est reconnue dans le rapport d’enquête » (mais de qui s’agit-il en dehors de Camrail ?), l’audit de la convention liant l’État au concessionnaire, et la transmission du rapport à la justice, pour qu’elle « en tire toutes les conséquences de droit ». Il faut également y ajouter le déblocage d’une somme d’un milliard de francs CFA pour accompagner la réparation des préjudices.

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Tout se passe comme si, sacrifiant le concessionnaire sur l’hôtel de sa responsabilité contractuelle, la commission d’enquête s’était abstenue de nommer le mal et de suggérer à l’État les moyens les plus adaptés pour le conjurer. Car la catastrophe d’Eseka n’est pas seulement le résultat de mauvaises décisions prises, un jour, par des personnels accoutumés au bricolage, dans un système qui pèche par les carences de la gouvernance et se singularise par la corruption. Eseka est aussi le résultat de choix de politique économique qui ont positionné notre pays au service de la division internationale du travail.

Eseka est aussi le résultat de choix de politique économique.

Camrail n’est qu’un acteur à la disposition des détenteurs de son capital, qui entendent s’assurer une présence stratégique en Afrique et y contrôler par tous les moyens l’acheminement de matières premières et la desserte portuaire. La catastrophe d’Eseka est l’enfant monstrueux d’un système de privatisation du potentiel du pays. Elle signe l’échec des privatisations de notre patrimoine économique et stratégique.

En fait d’audit de la convention liant l’État du Cameroun à la société Camrail, il était de l’intérêt supérieur de notre pays de résilier ce contrat aux torts et griefs du concessionnaire et des détenteurs de son capital. Comme il est stratégique de reconsidérer urgemment tout contrat dans lequel les détenteurs du capital de Camrail seraient parties. Qu’est-il advenu des sommes considérables investies dans la modernisation d’un rail, qui demeure à l’écartement métrique ? Qu’est-il advenu des voitures françaises, vieilles mais fonctionnelles, auxquelles ont succédé les voitures chinoises dépourvues de dispositifs de freinage, et qui ont conduit tant de Camerounais à la mort ?

Est-il suffisant de plaider pour la mise à niveau du dispositif de traitement des catastrophes de grande ampleur, sans se souvenir qu’à Eseka sont mortes plusieurs victimes par manque d’assistance ? Comment gommer l’image honteuse de ministres costumés allant sur le théâtre du drame dans un hélicoptère qu’on n’a même pas eu la présence d’esprit de placer immédiatement au service des victimes ? Qui croira que la chaîne de décisions s’amorce et s’arrête au niveau de Camrail, sans s’étendre à l’État et aux acteurs chargés en son sein du pilotage du rail ? À quoi servira la « prochaine » société nationale de gestion du patrimoine de chemin de fer, dont la simple évocation du nom évoque le réseau ferré français lourdement carencé ? Qui répondra, enfin, des mensonges sur les disparus ?

Le combat amorcé aux côtés des victimes se poursuivra, ici et ailleurs, pour que la véritable chaîne des responsabilités soit reconstituée

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L’État, qui pouvait confier la réalisation de l’enquête à l’institution judiciaire, ou à une commission d’enquête indépendante, a préféré la solution d’une commission administrative pour incriminer son concessionnaire. Quelle légitimité a donc ce dernier de poursuivre aujourd’hui l’exécution d’un contrat dans lequel il a si gravement failli ? Mais au surplus, qu’est donc la mise en cause de la seule Camrail, sans celle de ses puissants actionnaires qui seuls avaient le pouvoir d’empêcher la catastrophe, en faisant respecter les élémentaires règles de sécurité ?

Tant de sang innocent réclame justice. Une justice qui dépasse de loin le milliard consenti par l’exécutif pour sécher, l’instant d’une seconde, des flots de larmes qui continueront de couler. Cette justice est de toute façon en marche. Elle n’a pas l’horizon d’échéances politiques, ni le tempo de négociations commerciales. Le combat amorcé aux côtés des victimes se poursuivra, ici et ailleurs, pour que la véritable chaîne des responsabilités soit reconstituée.

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Cinq plaintes pour près d’une quarantaine de personnes, physiques ou morales, sont aujourd’hui constituées. Nous porterons avec force et vigueur, en France et au Cameroun, les intérêts des familles de plus en plus nombreuses à rechercher le plus haut niveau de responsabilités pénales. Nous veillerons à des indemnisations à la fois dignes et économiquement suffisantes.

La catastrophe d’Eseka est bien un marqueur de notre vie politique puisqu’il y a un « avant » et désormais un « après ». Elle commande la revue générale de nos politiques publiques, la mise en examen et l’évaluation des conditions de la privatisation de nos entreprises publiques. Tel un signe, cette catastrophe nous invite au sursaut et démontre surtout l’impérieuse nécessité de révolutionner le référentiel de nos politiques publiques. Certes, demain, c’est 2018. Mais Eseka nous oblige à voir que l’avenir du Cameroun, c’est bien plus que cela.

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