Cannes : « En attendant les hirondelles » révèle un nouveau cinéaste algérien lucide et désenchanté
Le cinéma algérien était jusqu’à présent connu pour ses films, au financement étatique, tous presque obligatoirement « engagés ».
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Férid Boughedir
Férid Boughedir est un réalisateur tunisien de cinéma. Il est également critique et historien du cinéma, dirigeant de festivals et de colloques cinématographiques.
Publié le 26 mai 2017 Lecture : 4 minutes.
Ce fut tout d’abord un cinéma nationaliste célébrant la lutte pour la libération anticoloniale. Le moment de gloire fut la Palme d’or du festival de Cannes 1975, remportée par « Chronique des années de braise » de Mohamed Lakhdar-Hamina (invité cette année à l’occasion du 70e anniversaire de Cannes, parmi 120 personnalités ayant marqué l’histoire de la manifestation, et où figure, entre autres, ma modeste personne !). Vinrent ensuite des films tout aussi « engagés », de dénonciation sociale, portant sur la condition de la femme ou l’absence de mixité en Algérie, puis la montée de l’islamisme, dont les meilleurs furent ceux de Merzak Allouache.
Cependant, jusqu’à présent, dans la plupart de ces films, le message idéologique à communiquer primait majoritairement au détriment de la recherche formelle d’une expression cinématographique nouvelle. La première veine était majoritairement inspirée du lyrisme soviétique, et la seconde du réalisme de la Nouvelle Vague française, avec tout récemment quelques rares tentatives expérimentales et avant-gardistes signées Tariq Teguia.
C’est dire le bonheur des spectateurs et des critiques cannois face a la découverte d’une approche totalement différente pleine de la réalité quotidienne de l’Algérie d’aujourd’hui, emplie de beauté et d’émotion grâce au film « En attendant les hirondelles », premier long-métrage de Karim Moussaoui, présenté en Sélection officielle de la session 2017, dans la section « Un certain regard ».
Le film suit successivement trois personnages différents : un promoteur immobilier qui doit selon ses propres dires et au prix d’une certaine lâcheté et d’un aveuglement volontaire, essayer de « surfer » avec les règles d’un système où règne l’affairisme d’État, avec son corollaire inévitable de corruption de certains fonctionnaires, qui fait que l’attribution de marchés publics et jusqu’à l’obtention d’un simple permis de conduire peuvent passer par les immanquables « pourcentages » et autre « bakchich ». Ensuite c’est le périple d’une jeune fille, qui dans une société qui subit toujours un système patriarcal ancestral, part en voyage avec ses parents, pour un mariage arrangé qui se passera dans une autre ville que la sienne, et qui trouve une miraculeuse parenthèse de liberté dans ses brèves retrouvailles avec un jeune homme trop pauvre pour être un bon parti, qu’elle avait autrefois aimé. Le troisième personnage du film est un médecin qui est rattrapé, bien malgré lui, par le rappel des « Années de plomb », d’une guerre civile, qui s’est soldée par plus de 200 000 morts, et dont dans la société actuelle garde, malgré sa volonté d’oubli affichée, bien des séquelles.
La nouveauté de l’approche de Karim Moussaoui est que dans « En attendant les hirondelles », tout est dit non pas par des dialogues qui risqueraient de devenir rapidement démonstratifs, mais uniquement par le cinéma : des regards qui se croisent, des silences qui durent, des scènes de violence et de délinquance, vues de loin, de très belles prises de vue, sans paroles, d’immenses chantiers immobiliers toujours en construction, ou encore de bidonvilles où survivent les oubliés d’un système autoritaire en vigueur depuis des décennies, font que le spectateur découvre par lui-même, à travers ces trois court-métrages (liés un peu artificiellement par des personnages secondaires pour faire un long-métrage, seule faiblesse mineure du film) une vision saisissante de l’Algérie contemporaine, toujours sous le poids d’un certain immobilisme qui pousse une grande partie de la jeunesse au désenchantement.
Mais, fort heureusement, c’est par le cinéma encore, que ce jeune cinéaste lucide qui croit dans la beauté et dans la force du sentiment amoureux pour faire évoluer les choses, nous montre dans son film que son espoir personnel de libération de cette paralysie générale passe par la vitalité de la jeunesse algérienne : dans une surprenante séquence musicale située dans un paysage aride, un groupe de danse moderne où figurent autant de filles que de garçons, fait irruption et vient s’inscrire de façon indépendante et inattendue, entre les trois récits : le rythme coloré, dynamique et porteur d’espoir de cette séquence vient alors brusquement en contrepoint du ton désenchantée et mélancolique de « En attendant les hirondelles » : un film dont la délicatesse et la subtilité d’approche font du jeune Karim Moussaoui, dans sa spécificité algérienne, un héritier prometteur des grands maîtres de l’expression pure par l’image et l’écoulement du temps, que furent entre autres, deux anciens lauréats de la « Palme d’or », l’Italien Michelangelo Antonioni, et beaucoup plus récemment le Turc Nuri Bilge Ceylan, et dont on souhaite au jeune cinéaste algérien, à force de créations nouvelles, d’aboutir au même destin . On comprend mieux au terme de ce beau film la signification du titre choisi par le réalisateur. On sait de longue date qu’ « une seule hirondelle ne fait pas le printemps », mais ces nombreuses « Hirondelles » tant attendues ici, évoquent de toute évidence pour le spectateur l’espoir d’un autre « Printemps Arabe » possible, réussi celui-là, qui secouerait les pesanteurs politiques sociales ou religieuses encore imposées par la vieille garde, pour ouvrir enfin une voie libératrice à la jeunesse. Et cela à travers une œuvre où ce n’est plus le discours politique, mais bien l’art du cinéma, qui éveille les émotions et les consciences.
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