Inde : la nouvelle usine du monde ?
« Made in India » : c’est le mot d’ordre du nouveau gouvernement nationaliste, qui s’inspire du modèle chinois pour relancer l’emploi, la croissance et les exportations. Plus facile à dire qu’à faire.
Il n’y a pas que dans l’Arunachal Pradesh, le long de leur frontière himalayenne, qu’Indiens et Chinois se regardent en chiens de faïence. C’est également le cas sur le terrain économique. Surtout depuis l’arrivée au pouvoir à New Delhi, en mai, de Narendra Modi. Grand admirateur du modèle chinois, tourné vers l’export, le nouveau Premier ministre s’est mis en tête de faire de son pays la nouvelle "fabrique du monde".
Dans un discours prononcé sur les remparts du célèbre Fort rouge, à New Delhi, le 15 août, pour la célébration du jour de l’indépendance, il a clairement annoncé la couleur : "Venez et produisez en Inde, a-t-il lancé à l’adresse des investisseurs étrangers. Nous avons la main-d’oeuvre, les talents et la volonté de faire des choses. Vous pouvez vendre vos produits partout dans le monde, mais venez les produire ici."
Très en verve, il a aussi exhorté les entrepreneurs indiens à faire preuve de patriotisme économique : "Les jeunes de ce pays doivent avoir un rêve : porter le made in India dans tous les coins et recoins du monde. Si chacun d’entre eux commençait à fabriquer ne serait-ce qu’un produit, l’Inde pourrait devenir un hub de l’export."
De fait, l’Inde doit impérativement renouer avec la croissance et l’emploi. Près de 10 millions de jeunes entrent chaque année sur le marché du travail. Et tous ne peuvent trouver chaussure à leur pied dans le domaine des services. Ce secteur, qui domine l’économie locale (60 % du PIB), n’emploie que 27 % des actifs. À en croire certains économistes, relancer l’industrie (26 % du PIB) ne serait donc pas absurde.
D’autant que le timing paraît favorable. Selon S. S. Bhandare, conseiller du Tata Strategic Management Group, l’Inde a bel et bien une carte à jouer dès lors que le pouvoir d’attraction de la Chine n’est plus ce qu’il était : "Les coûts de fabrication, notamment en ce qui concerne la main-d’oeuvre, ont beaucoup augmenté, explique-t-il. D’autre part, le yuan s’étant apprécié, les avantages liés à la manipulation de la monnaie diminuent. Fatalement, les investisseurs étrangers vont chercher à se diversifier. Et l’Inde peut leur offrir cette opportunité."
>> Lire aussi : l’Inde, l’autre "ami" asiatique
Cadre réglementaire dissuasif
Fabriquer en Inde ? Plus facile à dire qu’à faire, estiment certains éditorialistes. Si, jusqu’à présent, le montant des investissements internationaux est resté relativement faible, c’est notamment en raison d’un cadre réglementaire dissuasif. L’affaire Vodafone, par exemple, a fait en 2007 de sérieux dégâts. On se souvient que la firme britannique s’était vu réclamer un impôt exorbitant de 2,53 milliards de dollars (1,96 milliard d’euros) après avoir acquis 67 % du capital de Hutchison Essar, un groupe local de téléphonie mobile. D’interminables démêlés judiciaires s’étaient ensuivis…
Pour les entrepreneurs indiens, le plus gros problème est souvent le foncier. En 2008, par exemple, le constructeur automobile Tata avait dû renoncer à produire sa Nano, la voiture la moins chère du monde, dans la région du Bengale occidental faute d’avoir pu acquérir un terrain pour construire son usine : il s’était mis à dos divers groupements paysans… Pour finir, il n’a eu d’autre choix que de s’installer près d’Ahmedabad, la capitale du Gujarat, un État beaucoup plus accommodant dont Modi a été le gouverneur pendant six ans.
Le gouvernement affiche son intention de développer les infrastructures et d’encourager l’innovation. Il vient par exemple d’annoncer la création d’un fonds de 100 milliards de dollars pour les PME et les start-up, ainsi que d’une plateforme e-commerce destinée à la vente de produits fabriqués localement. En août, des gestes ont été faits à l’adresse des groupes étrangers. Les entreprises de construction ferroviaire peuvent désormais détenir jusqu’à 100 % d’un groupe indien. Dans le secteur évidemment stratégique de la défense, le seuil passe de 26 % à 49 %. Auparavant, les étrangers n’étaient autorisés à acquérir qu’une participation minoritaire, par le biais de joint-ventures avec des sociétés indiennes.
"Si le gouvernement est sérieux dans sa volonté de faire venir des capitaux étrangers, la première chose qu’il doit faire est de revitaliser les zones économiques spéciales (ZES)", estime Aradhna Aggarwal, directrice du Wadhani Foundation Policy Research Centre. Nombre de ces enclaves a priori libres de taxes et de droits de douane, bien desservies de surcroît par un réseau routier de qualité et bien alimentées en eau et en électricité, n’ont toujours pas pris leur envol. À cause d’innombrables tracasseries réglementaires et fiscales.
Le gouvernement a constitué une équipe d’experts chargée d’identifier les problèmes et de proposer des mesures incitatives. "Il ne pourra pas supprimer tous les impôts, mais si le taux de certaines taxes, notamment l’impôt sur la distribution des dividendes, pouvait être ramené de 20 % à 7,5 %, ce serait déjà beaucoup", estime P. C. Nambiar, président de l’Export Promotion Council pour les ZES.
Les trois L : laws, land and labour
Un tournant est indiscutablement amorcé, mais l’Inde, sa législation du travail étant ce qu’elle est, peut-elle réellement adopter le modèle chinois ? Il est encore trop tôt pour le dire. Les plus libéraux se montrent sceptiques. "Il ne sera possible de vaincre la Chine que si l’Inde tout entière, et pas seulement certains secteurs d’activité, réussit à se transformer en une immense zone économique spéciale", estime Seetha, journaliste chez Firstpost.
De fait, renchérit K. T. Jagannathan, du quotidien conservateur The Hindu, "pour que le slogan Come, make in India devienne réalité, il faut que trois obstacles soient au préalable levés. Ces obstacles, ce sont les trois L. Pour laws, land and labour ["les lois, la terre, le travail"]". Le sujet est d’autant plus sensible que les États et les municipalités ont aussi leur mot à dire…
D’autres experts tablent sur une voie médiane. "L’Inde va plutôt construire son propre modèle", estime Rajnish Wadehra, un consultant indépendant. Selon lui, Modi ne va "pas libéraliser à tous crins", mais plutôt "accroître le taux d’épargne afin de se concentrer sur les investissements". Pour trouver des fonds, il va aussi jouer de ses liens privilégiés avec certains pays amis, comme le Japon. Sa récente visite à Tokyo (30 août-1er septembre) a été fructueuse.
Le gouvernement japonais a par exemple annoncé son intention de doubler ses investissements directs dans les infrastructures. Leur montant sera porté à 2 milliards de dollars d’ici à cinq ans. C’est déjà une pierre dans le jardin de la Chine.
Ces envahisseurs venus du nord…
À Ludhiana, dans l’État du Pendjab (Nord), la concurrence chinoise fait rage. La ville est spécialisée dans la fabrication de bicyclettes. Or, depuis quelques années, une centaine d’ateliers de pièces détachées ont dû fermer leurs portes faute de pouvoir rivaliser avec les produits venus de Chine. "Certaines pièces made in China – guidons, klaxons ou chaînes de roue – sont de 10 % à 15 % moins chères", se plaint l’un d’eux.
Alors, comme beaucoup d’autres, il a dû se résoudre à s’approvisionner là-bas. Les deux-roues ne sont pas le seul secteur en difficulté. Des carreaux de céramique aux composants électriques, en passant par les néons, les stylos, les jouets et les chaussures, la liste des activités victimes de la concurrence chinoise est longue. La raison en est toujours la même : des coûts de production trop élevés en Inde, conséquence d’une fiscalité plus lourde et de l’augmentation du coût de la matière première.
En 2009, déjà, une étude de la Ficci, une fédération industrielle, avait démontré que les produits vendus par 100 PME indiennes étaient dans 22 % des cas importés de Chine et proposés à un prix de 10 % à 70 % moins cher que ceux fabriqués en Inde. Une situation qui contribue au déficit commercial entre les deux pays. Selon les chiffres officiels, les importations chinoises auraient continué de progresser pour atteindre 52,25 milliards de dollars (40,5 milliards d’euros) en 2013, contre 32,45 milliards en 2009.
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