Élections tunisiennes : guerre d’influence dans les médias

Profitant d’un flou juridique, plusieurs hommes d’affaires tunisiens ont investi dans les médias pour servir leur camp politique. Voire défendre leur propre candidature aux prochaines élections.

Hachemi Hamdi, patron d’Al-Mustakillah et candidat à la présidentielle. © Bebber/The times/Sipa

Hachemi Hamdi, patron d’Al-Mustakillah et candidat à la présidentielle. © Bebber/The times/Sipa

Publié le 25 septembre 2014 Lecture : 6 minutes.

À l’approche de l’ouverture des campagnes électorales pour les législatives du 26 octobre et la présidentielle du 23 novembre, les partis politiques tunisiens sont dans les starting-blocks. Les médias aussi. Dans les rédactions, on s’active pour couvrir ces scrutins annoncés comme historiques, puisqu’ils mettront fin, par un vote libre et populaire, à une période de transition qui a été souvent chaotique. "Les semaines à venir sont cruciales pour le pays", assure le journaliste Elyes Gharbi, tandis qu’en coulisses les partis tissent des alliances et fourbissent leurs arguments.

Avec 14 chaînes de télévision, plus de 30 radios nationales et locales, autorisées ou non, une cinquantaine de titres de presse et autant de médias électroniques, sans compter les publications des partis, la famille des médias a fait de nombreux petits à la faveur de la liberté d’expression acquise au lendemain de la révolution du 14 janvier 2011. Mais il leur sera difficile, dans un laps de temps aussi court, de donner un aperçu des programmes de toutes les mouvances, qui cherchent à convaincre les 62 % d’indécis, selon une étude de l’ONG américaine International Republican Institute.

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Depuis trois ans, la politique domine nettement la scène des médias et accapare, hors campagne électorale, 33 % de l’information, 29 % des articles et 21 % des enquêtes. "Avec Nida Tounes et Ennahdha qui entament la course électorale, au coude à coude, loin devant le reste du peloton, le risque est que les petites formations et les indépendants, alternative de cette bipolarisation, passent à la trappe médiatique", s’inquiète un candidat Vert de la circonscription de Zaghouan (Nord).

Cette préoccupation est d’autant plus légitime qu’avec trois semaines de campagne pour les législatives (du 4 au 24 octobre) et près de 1 540 listes de candidats, les médias seront forcément amenés à faire des choix et à donner de la visibilité aux uns plutôt qu’aux autres.

Jusque-là, rien que de très banal, mais les liens étroits qu’entretiennent certains patrons de médias avec la classe politique font également craindre un mélange des genres et des conflits d’intérêts. Tout le monde a encore en mémoire la percée surprise d’Al-Aridha Al-Chaabiya – aujourd’hui Tayyar al-Mahabba -, arrivée en quatrième position aux élections de la Constituante, en 2011. Depuis Londres, son fondateur, Hachemi Hamdi, avait mobilisé à son seul bénéfice sa propre chaîne satellitaire, Al-Mustakillah, pour faire campagne à distance.

Des liens moins directs mais tout aussi affichés

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Cette fois, Hachemi Hamdi vise la présidentielle. Et a fait des émules. Aucune sanction n’étant prévue à l’encontre du propriétaire d’un organe d’information qui contreviendrait aux règles du pluralisme, certains hommes d’affaires ont profité de ce vide juridique pour investir dans les médias et s’engager parallèlement en politique. Adoptés en 2011, les décrets 115 et 116 régissant l’information ne définissent en effet que les conditions d’exercice du journalisme, ainsi que les prérogatives d’une instance de contrôle, mais ne pipent mot sur les détenteurs du capital.

Ainsi, Moncef Sellami, fondateur du groupe One Tech et tête de liste de Nida Tounes pour les législatives à Sfax, est le principal actionnaire du quotidien Le Maghreb. Mais avec un tirage de 30 000 exemplaires et un lectorat composé plutôt d’intellectuels, il aura moins d’influence que Slim Riahi, président du parti l’Union patriotique libre (UPL) et propriétaire de la fréquence d’Ettounsiya TV, l’une des chaînes les plus populaires du pays. Il en est de même pour Mohamed Ayachi Ajroudi, homme d’affaires et leader du Mouvement du Tunisien pour la liberté et la dignité, qui a fait d’Al-Janoubia, qu’il a rachetée il y a un an, la petite chaîne qui monte.

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>> Lire aussi : Législatives : que font les patrons tunisiens en tête de listes ?

Pour d’autres médias, les liens sont moins directs, mais tout aussi affichés. Dirigée par Oussama Ben Salem, fils de Moncef Ben Salem, figure historique du mouvement islamiste, Zitouna TV passe pour être la télé d’Ennahdha, qui assure "ne pas chercher à avoir d’organes partisans", bien que propriétaire du titre Al-Fajr. Deux chaînes d’information, Al-Mutawasit TV et Tunisia News Network (TNN), récusent toute étiquette, mais sont considérées par les pages pro-islamistes des réseaux sociaux comme "vertueuses".

"On incite nos jeunes à ne pas laisser les médias aux hommes d’affaires et aux ennemis de la démocratie, à arracher leur place et à changer la scène médiatique", explique Fayçal Nasr, chargé de la communication d’Ennahdha. Ce n’est pas le jeune cheikh Ghassen, qui dirige la chaîne Al-Insan TV, proche du prédicateur salafiste Béchir Ben Hassen, ou Achraf Abdelmaksoud, de la chaîne Al-Qalam, qui le contrediront.

Mais ces derniers médias, comme une dizaine d’autres, ont aussi la particularité d’émettre sans autorisation légale et via satellite depuis des pays du Golfe. "Comment la Haute Autorité indépendante de la communication audiovisuelle (Haica) peut-elle sévir contre ce qui n’existe pas ? C’est la conséquence de l’absence de volonté politique de créer un cadre légal", déplore Larbi Chouikha, membre de l’ex-Instance nationale pour la réforme de l’information et de la communication (Inric), qui s’inquiète aussi de l’opacité du financement de ces chaînes.

"Adopter une extrême neutralité"

Entre-temps, celles-ci continuent d’opérer. "Nous sommes devenus une réalité, ils ne peuvent plus nous interdire", assène Sami Essid, de Zitouna TV. Tous jouent sur une ambiguïté et profitent de ce que le code électoral ne prévoit pas de sanctions pour une violation de la répartition du temps de parole via des chaînes satellitaires basées à l’étranger. C’est que la Haica, mais également l’Instance supérieure indépendante pour les élections (Isie) ont tenté d’anticiper les dépassements en formulant de nombreuses recommandations relevant surtout d’une éthique professionnelle.

Elles ont exhorté les radios et télévisions à "assurer un accès à l’antenne à tout le monde", à "adopter une extrême neutralité", à "s’abstenir de toute publicité politique au profit de partis, groupements ou personnalités politiques" et à "ne diffuser aucun discours officiel émanant de la présidence de la République, de la présidence ou des membres de la Constituante, ou du gouvernement, agents ou conseillers", pour éviter d’influencer les électeurs.

Certains n’ont pas attendu ces directives pour se mettre en réserve de leur média ; Tahar Ben Hassine, candidat à la présidentielle, a annoncé son retrait de la chaîne El-Hiwar Ettounsi pour fin septembre, tandis que Noureddine Ben Nticha, membre du bureau politique de Nida Tounes, a quitté la direction du journal en ligne Al-Jarida pour se consacrer à la campagne. Sur internet, la bataille électorale fait déjà rage.

"Mais bien qu’il y ait plus de 4 millions de "facebookeurs" en Tunisie, les réseaux sociaux ne font qu’intégrer des informations prélevées dans les médias, estime Hassen Zargouni, patron de l’institut de sondage Sigma Conseil. Ils ont moins d’impact qu’un débat télévisé. Les élections vont se gagner sur la capacité à mobiliser des financements et des réseaux d’influence, mais aussi et surtout sur l’aptitude à faire un usage intelligent des médias."

>> Lire aussi : Médias tunisiens sous surveillance

Exit les sondages !

Faute de cadres juridique et institutionnel, la publication de sondages est interdite depuis le 6 juillet. Ainsi en a décidé l’Instance supérieure indépendante pour les élections (Isie), avec l’approbation des élus de la Constituante. "L’Instance a cédé au chant des sirènes, de droite comme de gauche, pour museler une expression du contre-pouvoir. Cela dit, les sondages sont pour la plupart commandés par les partis", assure Tahar Benhassine, patron de la chaîne El-Hiwar Ettounsi.

Pour certains, cette mesure relève d’une atteinte à la liberté d’expression et opère, en matière d’accès à l’information, une discrimination entre les Tunisiens. "Cela joue en faveur des grosses formations. Les citoyens sont privés d’indicateurs leur permettant d’évaluer la portée de leur vote pour qu’il ne soit pas perdu", souligne le député indépendant Selim Ben Abdessalem, qui avait proposé un amendement à la loi électorale afin de maintenir la publication des sondages.

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