Maroc – Ahmed Assid : « Il faut libérer les détenus du Hirak et rompre avec les théories du complot et de la trahison »
Le militant amazigh prévient que la situation est appelée à se détériorer si aucune médiation n’est mise en place. Pour lui, à la fois l’État et les jeunes du Hirak ont fait des erreurs.
Penseur et militant amazigh, Ahmed Assid est une personnalité qui compte dans la défense des droits de l’homme au Maroc. Ancien chercheur à l’Institut royal de la culture amazigh (Ircam), il est l’un des initiateurs du mouvement berbère et un partisan des réformes démocratiques. Jeudi 1er juin, il a été parmi les signataires d’un appel à la médiation dans les événements qui secouent la région du Rif depuis une semaine. L’appel, signé par 52 artistes, journalistes et acteurs associatifs marocains, a été initié par le think thank Bayt El Hikma, qui s’est déjà illustré dans d’anciens débats politiques et sociaux au Maroc.
Le constat de Ahmed Assid est sans appel : Il faut libérer les détenus du Hirak [le mouvement qui encadre les manifestants, NDLR] et rétablir le dialogue avec eux sous l’égide de la société civile. Avant qu’il ne soit trop tard. Interview.
Jeune Afrique : Vous êtes parmi les signataires d’un appel à la médiation lancé par le think thank Bayt Al Hikma dans les événements que connaît la province d’El Hoceima. Quel en est l’objectif ?
Ahmed Assid : Il faut combler le vide. Tout le monde a reculé face à la triste tournure qu’ont pris les événements, laissant les forces de l’ordre face aux manifestants. Cette situation est dangereuse. Elle ne doit pas durer. Il y a un grand tissu associatif à El Hoceima et ailleurs. Nous avons des personnalités influentes dans ce pays. Il faut très vite enclencher un débat entre toutes les parties prenantes. Des erreurs ont été commises de la part du Hirak mais aussi de la part de l’État. Les arrestations massives qui ont eues lieu depuis vendredi dernier se sont déroulées sans le respect des procédures. Du côté du Hirak, certains jeunes ont rejeté le dialogue avec le gouvernement et la classe politique sous prétexte que ces derniers n’ont aucune crédibilité. Or, on ne peut rien construire sans la participation de l’État. Il nous faut des intermédiaires, sinon la violence ira crescendo.
Les leaders du Hirak sont en détention. Pensez-vous qu’il est toujours temps d’intervenir ?
J’en suis convaincu. Depuis sept mois, les manifestations se sont déroulées dans un climat pacifique. Des membres du gouvernement se sont rendus sur place à plusieurs reprises pour calmer la population et lui signifier qu’ils feront tout pour accélérer les chantiers de développement. La situation n’a commencé à se détériorer que depuis vendredi dernier, plus exactement depuis ce malheureux prêche de l’imam de la mosquée d’El Hoceima où il a appelé les gens à ne pas sombrer dans la fitna (division entre les musulmans). Cela prouve que certaines composantes de l’État, plus exactement la partie traditionaliste du régime, voulait prendre le dessus.
Tant qu’il n’y a pas de médiateurs crédibles, les gens continueront à sortir dans les rues
L’État était sur les nerfs, il voulait mettre fin à cette révolte qui n’a que trop duré…
Oui, mais pas de cette manière brutale. Les gens avaient des revendications légitimes. Ils demandaient un hôpital d’oncologie qui fonctionne, des routes, des écoles, de l’emploi… Quand ils verront de leurs propres yeux que les travaux avancent, ils vont se calmer. Malheureusement, la violence a pris le dessus.
Pensez-vous qu’El Hoceima continuera à s’embraser ?
Tant qu’il n’y a pas de médiateurs crédibles, les gens continueront à sortir dans les rues. Les jeunes du Hirak demandent la libération de leurs collègues et leur demande est tout à fait légitime. Les médiateurs peuvent exercer une pression sur le pouvoir.
Mais les manifestants rejettent toute médiation politique…
C’est une grave erreur de leur part. Le Hirak doit avoir une vision équilibrée et fructueuse. Quand des ministres viennent pour négocier, on ne peut pas les qualifier de traîtres. Il faut que le Hirak choisisse ses négociateurs. Je ne comprends pas qu’il ne l’ait pas fait jusqu’à maintenant. Pourtant, il y a en son sein des gens avisés d’un certain niveau d’instruction, des acteurs associatifs, des gens de terrain… Qualifier tout le monde de traîtres est trop facile. Le petit groupe qui parle au nom du Hirak n’est pas dans une démarche constructive.
Le référentiel religieux utilisé par les jeunes du Hirak ne fera que baliser le terrain au takfirisme et au daeshisme
Les événements ont montré qu’il jouit quand même d’une grande popularité. Qu’en pensez-vous ?
C’est la presse qui l’a rendu populaire. Le Rif et ses revendications ne se résument pas à ce groupe. Élus, acteurs associatifs, citoyens… tout le monde à droit à la parole. Cela ne rime à rien de brandir des drapeaux de la République du Rif ou de Abdelkrim Khattabi quand on n’arrive pas à faire des banderoles avec des revendications structurées. Dans cet atmosphère de tension, nous avons besoin de négociateurs.
Vous êtes militant amazigh de longue date. Comment analysez-vous le discours du Hirak ?
Au début, j’ai soutenu le mouvement. Les revendications sont on ne peut plus légitimes. Mais par la suite, j’ai vu que leur discours a dévié vers un référentiel religieux extrêmement dangereux. Je ne sais pas pourquoi. Les jeunes du Hirak n’ont pas besoin de parler des compagnons du prophète, Omar Ibn El Khattab, Abou Horaira ou de je ne sais quelle référence religieuse pour se faire entendre. Ils ne font que baliser la route au takfirime et au daeshisme. On n’a pas besoin de dire à un habitant d’El Hoceima ce qu’a dit un calife de l’islam sur tel ou tel sujet pour qu’il comprenne que l’hôpital d’oncologie de sa ville a besoin d’équipements. Les jeunes du Hirak devaient rester neutres. Dans toutes les villes où il y a eu des protestations, les gens ne sont pas sortis au nom de la religion mais pour des revendications sociales.
Ne trouvez-vous pas que le discours religieux est un facteur de popularité de nos jours ?
Écoutez, j’étais parmi les organisateurs du mouvement du 20 février en 2011. Comme vous le savez, les islamistes de la Jamaâ d’Al Adl Wal Ihssane (Justice et bienfaisance) étaient parmi nous. Nous n’avons jamais parlé de la religion. Et notre discours n’a jamais dérapé. Nous sortions dans la dignité, appelant au respect de la citoyenneté. Personne n’a défendu une idée sur laquelle les autres n’étaient pas d’accord. Or, le Hirak est la continuité du mouvement du 20 février.
Les responsables sécuritaires n’étaient pas tendres envers les jeunes d’El Hoceima. Est-ce cela qui les a radicalisés ?
Oui, les autorités n’ont pas respecté les procédures. Et je le dénonce vivement. Faire disparaître les jeunes du jour au lendemain ou ne pas autoriser les avocats à voir leurs clients constituent, à mes yeux, une faute grave. En plus, l’information est difficile à obtenir auprès des procureurs du roi d’El Hoceima et de Casablanca. Il faut libérer les détenus et arrêter de véhiculer ces théories du complot et de la trahison qui n’ont fait qu’envenimer la situation.
Qu’allez-vous faire ?
Pour tirer cette situation au clair, vingt deux associations marocaines des droits de l’homme ont constitué une coalition [la Coalition marocaine des associations de droits de l’homme, NDLR]. Une dizaine de représentants de cette coalition se rendront la semaine prochaine à El Hoceima ainsi qu’aux villages avoisinants pour interviewer toutes les parties prenantes. Leurs investigations seront sanctionnées par un rapport.
Que pensez-vous de l’initiative du président de la région, Ilyas El Omari, qui a appelé comme vous à une médiation sous forme de conférence nationale ?
C’est une initiative positive. Il faut que la région prenne ses responsabilités et enclenche un débat national qui comprendra tout le monde, y compris les avis les plus radicaux. Nous avons grand intérêt à ce que la confiance revienne.
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