Arabie Saoudite-Qatar : « Nous n’avons pas atteint le point de non-retour dans le Golfe »
Pour le politologue Hasni Abidi, la crise entre Riyad et Doha n’est pas nouvelle, bien au contraire. Mais elle met leurs soutiens maghrébins de plus en plus dans l’embarras, notamment le Maroc.
Accusé de soutenir au terrorisme, le Qatar a été mis au ban par l’Arabie saoudite et ses soutiens traditionnels dans la région du Golfe. Ce nouvel épisode d’une crise qui dure intervient quelques semaines après la visite du président américain, Donald Trump, à Riyad, durant laquelle il a clairement cautionné la vision autoritaire saoudienne. Pour le politologue Hasni Abidi, directeur de recherches au Centre d’études sur le monde arabe et méditerranéen de l’université de Genève (Cermam), les sanctions saoudiennes seraient le fait d’une guerre de pouvoir menée par le vice-prince héritier, Mohammed Ibn Salman, au sein du sérail saoudien. Mais elles mettent les alliés traditionnels de Riyad au Maghreb − surtout le Maroc − dans une position très embarrassante.
Jeune Afrique : entre le Qatar et ses voisins du Golfe, a-t-on atteint un point de non- retour ?
Hasni Abidi : Ce n’est pas la première crise qui secoue les monarchies du Golfe. Mais elle est singulière de par sa gravité et par l’ampleur des sanctions prises par l’Arabie saoudite, le Bahreïn et les Émirats arabes unis à l’encontre du Qatar. Ce qui est surprenant, c’est que, jusque là, Riyad cherchait à préserver son rôle de médiateur dans la région. Cette fois-ci, elle est devenue le chef de file d’un mouvement anti-Qatar. Pour autant, je ne pense pas qu’on ait atteint le point de non retour. Riyad et Doha partagent une histoire tribale. Il n’est pas dans l’intérêt des monarchies du Golfe d’arriver à une rupture totale.
Pourquoi l’Arabie Saoudite a-t-elle pris des sanctions contre le Qatar ?
C’est le point problématique dans cette crise. Riyad n’a pas l’habitude de s’afficher comme un État qui sanctionne, surtout lorsque cela concerne un pays qui constitue le prolongement de son wahhabisme. L’élément déclencheur à mon avis, c’est la montée fulgurante du prince, Mohammed Ibn Salman, vice-prince héritier, deuxième en ordre de succession monarchique et ministre de la Défense. C’est un homme omniprésent dans le sérail saoudien, connu pour ne pas apprécier le prince héritier, Mohammed Ben Nayef, gardien du temple wahhabite et influent ministre de l’Intérieur.
La visite triomphale de Donald Trump en Arabie Saoudite a ouvert une brèche
Voyant la santé de son père décliner, Mohammed Ibn Salman semble pressé de prendre le pouvoir. La coupure avec le Qatar lui offre l’opportunité de s’affirmer, aussi bien sur le plan national qu’international, comme l’homme qui veut abattre le terrorisme. La visite triomphale de Donald Trump en Arabie Saoudite a ouvert une brèche. Pour faire aboutir ses plans, il a noué une alliance avec un autre prince de sa génération : le prince hériter des Émirats, Mohammed Ben Zayed. Ce dernier est, lui aussi, dans une logique de rupture.
Les fils veulent-ils tuer leurs pères ?
Absolument. Ils veulent tuer les pères et même, au-delà, effacer leurs acquis. Ce qui, à mon avis, constitue une grande déception pour leurs peuples. Ces derniers pensaient que la nouvelle génération appelée à prendre le pouvoir allait concentrer ses efforts sur la modernisation des sociétés et le renforcement des liens régionaux. Au lieu de cela, elle est en train d’affaiblir le Conseil de coopération des pays du Golfe (CCG), envahie par son ambition de régner.
Mais le Qatar a aussi prêté le flanc à ses adversaires pour le frapper. Les paroles récemment attribuées à l’émir Tamim Ben Hamad Al-Thani, hostiles à Riyad, et qui ont été vite démenties (Doha a évoqué le piratage du site web de son agence de presse, NDLR) ont-elles fait déborder le vase ?
C’était en tout cas l’argument idéal pour abattre le petit émirat. Les monarchies du Golfe se sont interrogées sur les raisons qui auraient poussé l’émir Tamim à attaquer ouvertement son voisin saoudien, en violation des décisions du dernier sommet arabo-islamo-américain de Riyad. Mais l’actualité a démontré par la suite que le discours supposé du prince Tamim était faux. Bien sûr, ces faits restent à vérifier mais on a toutes les raisons de croire que l’agence de presse qatarie a été piratée. Sinon, le FBI n’aurait pas débarqué sur place.
Des éléments suspicieux ont accompagné l’annonce des sanctions saoudiennes
D’un autre côté, des éléments suspicieux ont accompagné l’annonce des sanctions saoudiennes. Alors que les Qataris sombraient dans le sommeil, les télévisions contrôlées par Riyad et Abou Dhabi ont fait appel à une armée d’experts pour commenter ces sanctions. En un temps record, les plateaux télés pullulaient d’analysestes. Cela pose évidemment des interrogations.
Officiellement, Riyad accuse Doha d’abriter des groupes affiliés à Daesh. Est-ce crédible à votre avis ?
J’imagine mal qu’un pays où il y a plus de 10 000 soldats américains et qui regorge d’équipements satellitaires puisse héberger des groupes affiliés à Daesh. Je pense que le Qatar est un bouc émissaire dans cette affaire. La pensée wahhabite saoudienne fait des dégâts partout dans le monde. La guerre, menée par Riyad au Yémen s’enlise et a fait beaucoup de victimes. Et pour ne rien arranger, l’économie saoudienne ne se porte pas bien. Tout cela pour dire que l’Arabie saoudite avait besoin de blanchir son image.
Le prince saoudien, Mohamed Ibn Salman, a profité du discours guerrier de Donald Trump contre le terrorisme pour présenter le Qatar comme l’ennemi à abattre. Il n’y a aucun argument à mon avis pour étayer les accusations saoudiennes : la lutte contre le terrorisme est devenue un fonds de commerce rentable pour re-légitimer certains États.
Quel est la nature du lien que vous établissez entre la récente visite de Trump et cette rupture ?
Le discours de Trump à Riyad a conforté cette dernière dans son autoritarisme, tout en diabolisant l’Iran. Même un Saoudien n’aurait pas fait mieux ! Le président américain a légitimé un famille contestée et une politique étrangère chaotique, pas seulement au Yémen mais aussi en Syrie. Avec son lot d’accords financiers, sa visite a donné l’impression aux Saoudiens qu’ils avaient carte blanche pour agir dans la région.
Pensez-vous que la liste des pays boycottant le Qatar va s’allonger ?
Les pays arabes sont habitués à ces querelles « d’enfants gâtés ». Au final, ils savent que ces pays vont réussir à s’entendre. La position la plus prudente à mon avis est justement de ne pas prendre position. C’est ce qu’ont fait les pays du Maghreb, si on exclut l’Est de Libye, contrôlé par le général Haftar (proche de l’Égypte et des Émirats, NDLR).
En général, les positions de la Tunisie, de l’Algérie et du Maroc sont, à mon avis, des positions sages.
En général, les positions de la Tunisie, de l’Algérie et du Maroc sont, à mon avis, des positions sages. D’autant plus que personne ne connaît encore les véritables raisons de cette escalade saoudienne. On sait tous que les griefs reprochés au Qatar ne datent pas d’aujourd’hui. Comme on sait que le sommet de Riyad n’était pas une réussite dans le sens où plusieurs pays arabes se sont sentis marginalisés. On pensait que ce sommet allait être celui de l’union. Il n’en fut rien. Par conséquent, j’ai des doutes sur la capacité de Riyad et d’Abou Dhabi à mobiliser d’autres grands États arabes à leurs côtés.
Qu’est ce qui empêcherait Riyad de faire pression sur certains pays du Maghreb où son influence est bien réelle ?
L’Arabie saoudite a toujours exercé une pression sur certains de ces pays, que ce soit via le canal diplomatique ou en faisant valoir ses aides financières. Mais cette fois-ci, l’enjeu est nettement plus sensible. Les pays du Maghreb ne peuvent pas rompre avec le Qatar, qui compte d’importants investissements chez eux, sans parler des milliers de leurs ressortissants installés dans cet émirat. Il serait suicidaire de leur part de succomber à une quelconque pression saoudienne.
Des trois pays du Maghreb, le Maroc paraît le plus embarrassé. Il participe à la guerre menée par Riyad au Yémen. Il soutient la coalition internationale qu’elle mène contre Daesh. Comment peut-il réagir à votre avis ?
Il est vrai que par la nature du régime marocain et des liens qu’il entretient avec l’Arabie saoudite, le Maroc est plus exposé à ce genre de pressions que l’Algérie ou la Tunisie. En même temps, le roi Mohammed VI a d’excellentes relations avec l’émir du Qatar. Et puis, n’oublions pas que le Koweït, autre grand ami du Maroc, n’a pas soutenu ces représailles saoudiennes. Je pense que cette crise dans le Golfe est un test grandeur nature pour la monarchie marocaine, afin qu’elle s’en sorte à moindres frais. À mon avis, la diplomatie marocaine restera, comme à l’accoutumée, prudente dans ce dossier appelé à évoluer.
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