« Mon premier Ramadan » : Choumicha Chafay, le cordon bleu marocain, témoigne
Celle qui a conquis des millions de Marocains avec ses recettes de cuisine livre un récit nostalgique et émouvant de son premier Ramadan à Jeune Afrique.
Je me souviens que mon premier Ramadan était en plein été, au tout début des années 1980. Les journées étaient très longues. J’avais 13 ans, j’étais en troisième ou quatrième année du collège. J’avais tellement soif que je buvais beaucoup d’eau à la rupture du jeûne au point que je n’arrivais plus à avaler quoique ce soit après. Le lendemain, je culpabilisais en regardant les restes du repas de la veille, et que malheureusement, je ne pouvais plus toucher. À l’époque, j’allais souvent chez ma grand-mère maternelle au quartier Habous à Derb Sultan, dans le vieux Casablanca.
Lorsqu’un enfant commence à jeûner comme les grands, il le fait avec un pincement au cœur mais aussi avec une certaine fierté. Il sait que l’insouciance de la jeunesse est terminée, qu’il ne pourra plus courir comme un fou avec ses copains dans les rues de Casablanca, qui devenaient désertes avant le F’tour (le repas de rupture du jeûne, NDLR). En même temps, il sait qu’il a grandi, qu’il peut manger avec les grands à leur table alors, qu’avant, les enfants qui ne jeûnaient pas étaient servis à part. La télévision marocaine commençait à émettre en milieu de journée : de la musique andalouse et une succession de films religieux que la génération de l’époque connaissait par cœur.
J’avais la hantise d’avaler quelques gouttes d’eau.
J’aidais ma grand-mère à préparer le repas du soir. Je respectais scrupuleusement le jeûne et ne me permettais aucun écart. Quand je me rinçais la bouche, j’avais la hantise d’avaler quelques gouttes d’eau. Dans la tête d’un enfant de l’époque, le Ramadan, c’était très sérieux. J’ai grandi dans une famille pratiquante, qui nous a inculqué les devoirs de la religion très jeunes. Mais toujours sous un angle ludique.
Avant que je n’atteigne l’âge de faire le Ramadan comme les grands, ma grand-mère, décédée maintenant, me permettait de jeûner, mais seulement des demi-journées pour « ne pas fatiguer mon petit corps d’enfant ». Elle me disait qu’elle allait coudre ces demies-journées pour en faire une journée entière. « Dieu acceptera !», me disait-elle. Du coup, j’avais plein de journées cousues de la main de ma grand-mère. J’étais fière de moi. Je me rappelle aussi que je me réveillais toute seule à l’heure du Shour (le dernier repas avant le jeûne, vers 4 heures du matin, NDLR) lorsque j’entendais ma grand-mère verser du thé tout chaud dans les verres.
Les femmes allaient très rarement à la mosquée pour prier. Elles faisaient leurs devoirs religieux chez elles.
C’était la grande famille qui se réunissait autour de la table. 14, 20, 25 personnes… Tout le monde était là : les tantes, les oncles, leurs enfants, leurs amis, les amis de leurs amis… Les adultes avaient la même autorité que nos parents sur nous. Nos soirées étaient interminables, faites de fables et d’histoires chevaleresques. Les femmes faisaient la prière chez elles.
Elles n’allaient pas prier à la mosquée après le repas du F’tour comme aujourd’hui, laissant derrière elles des montagnes de vaisselle en cuisine. Ce qui était important à leurs yeux, c’était de rester avec leurs enfants, de leur enseigner les petites choses de la vie, de recevoir leurs familles…
Cette soirée où je mangeais devant la télé…
Les enfants avaient une éducation très stricte. Ma grand-mère nous adressaient des messages juste avec les yeux. Et quand elle voyait que le message ne passait pas, elle utilisait des méthodes plus radicales. Je me souviens encore de cette soirée du Ramadan où, voyant que je ne surveillais pas ce que je mangeais car absorbée par la télé, elle a écrasé un piment fort dans mon assiette. Distraite, j’ai pris une bouchée sans me rendre compte de ce qu’elle avait fait. J’ai aussitôt sursauté. Ma bouche était en feu. C’était la leçon de ma vie : ne jamais manger en regardant la télé la bouche ouverte.
Oui, ma grand-mère a éduqué mon palais. Je lui dois beaucoup dans la sensibilité que j’ai développée par la suite pour l’art culinaire et le travail manuel. Elle mettait toujours des caftans cousus à la main, adorait lire, les choses bien faites, ne cuisinait que les ingrédients de très bonne qualité. Lorsque j’étais petite, elle m’envoyait souvent acheter les légumes au marché. Pour un kilo de tomates, il m’arrivait souvent de faire le trajet quatre fois car les tomates n’étaient pas assez rouges ou assez fraîches pour elle. Bref, mon premier Ramadan, que de beaux souvenirs…
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