Photojournalistes : à leurs risques et périls

Comment témoigner du drame centrafricain ? À l’occasion du festival Visa pour l’image, à Perpignan, trois expositions illustrent un quotidien secoué par les violences interreligieuses. Et témoignent des situations extrêmes dans lesquelles travaillent les photoreporters.

Des déplacés protestent contre le manque de nourriture. © William Daniels/Panos Pictures

Des déplacés protestent contre le manque de nourriture. © William Daniels/Panos Pictures

Publié le 12 septembre 2014 Lecture : 6 minutes.

"Tout a commencé dans le quartier Combattant, sur la route de l’aéroport de Bangui, lors des pillages de commerces musulmans, se souvient Pierre Terdjman, dont l’exposition "Centrafrique. Ils nous mettent mal à l’aise" est produite par l’hebdomadaire français Paris Match.  Nous étions en voiture, et j’ai juste eu le temps de photographier cet homme, machette à la main, qui poursuit les pillards devant sa boutique. J’étais à 5 mètres de la scène ! Cela a été le point de départ de toutes les violences."

Choisie pour illustrer l’affiche de cette 26e édition de Visa pour l’image, à Perpignan (France), cette image date du 9 décembre 2013. En quelques jours, les événements se sont alors précipités en Centrafrique.

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À Bangui, ils ne sont qu’une dizaine de journalistes à être venus couvrir la crise commencée huit mois plus tôt, après la prise du pouvoir par la Séléka, mouvement à majorité musulmane, qui a fait tomber le régime de François Bozizé. Les militaires du nouveau président autoproclamé Michel Djotodia font régner la terreur depuis des mois. Mais, excédées par leurs exactions, les milices d’autodéfense anti-balaka prennent les armes contre eux.

Le pays entre dans une période de violence extrême. Début décembre, la morgue de Bangui est saturée. D’une cinquantaine de cadavres, elle passe à 400 en deux jours. "Je me souviens d’avoir vu le corps d’une femme enceinte de huit mois, c’était très dur", raconte William Daniels, lauréat du Visa d’or humanitaire du Comité international de la Croix-Rouge (CICR) 2014 et qui a travaillé notamment pour le magazine américain Time.

Solidarité

Très vite, les journalistes sont pris dans un rythme frénétique. "Tous les jours, il y avait de nouvelles victimes, des représailles. Nos journées commençaient par l’incertitude : ils attaquent la ville ? Mais qui ? On partait sur place en sautant dans un pick-up plein de blessés. On était bien renseignés par des fixeurs locaux et on allait partout. C’est ce qui nous donnait de l’adrénaline", raconte Michael Zumstein, photoreporter pour le quotidien français Le Monde.

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Dans un tel contexte, la solidarité est de mise entre les professionnels de la presse. Il n’y a plus de voitures dans Bangui ? Pierre Terdjman, qui s’est procuré un Land Rover à son arrivée, embarque ses confrères à bord du véhicule. Avoir un chauffeur est devenu trop risqué : s’il est musulman, impossible de l’amener dans un quartier chrétien, et vice versa.

Logés dans une résidence tenue par un Français, ils partagent leurs informations le soir, envoient leurs photos aux rédactions grâce à la connexion internet de leur hôte. Parmi eux, Camille Lepage, 26 ans, est extrêmement bien renseignée, elle possède les numéros de téléphone de tous les chefs de guerre. Son cadavre sera découvert le 13 mai 2014. "Sa mort a été un drame absolu", s’émeut Michael Zumstein.

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"Je considérais Camille Lepage comme ma petite soeur"

William Daniels évoque longuement la jeune photographe. Il avait pris contact avec elle par Facebook avant de partir en Centrafrique, et elle lui avait proposé de travailler avec lui. Il a partagé plusieurs jours de terrain avec la jeune femme. Lors de son deuxième séjour, il accepte même de s’installer dans un appartement qu’elle occupe dans le centre de Bangui. "Je me sentais comme son protecteur, je la considérais comme ma petite soeur, raconte Daniels. Mais la Séléka était en colère à ce moment-là contre la France à cause de l’opération Sangaris, et c’était dangereux de rester dans cet immeuble. Nous avons finalement rejoint le groupe des journalistes français de la résidence."

Lors de ses quatre séjours, il a photographié des réfugiés à l’aéroport M’Poko de Bangui, vivant dans des conditions sanitaires désastreuses, des militaires des Forces armées centrafricaines (Faca) pleurant la mort d’un des leurs ou encore des chrétiens à Boali ayant pris sous leur protection des musulmans menacés par des anti-balaka. "L’accueil des populations évoluait énormément en fonction des périodes, explique-t-il.

La Séléka était plus dure avec nous. Mais quand le rapport des forces s’est inversé, les anti-balaka ont vite compris que j’allais montrer mes photos. La veille de l’attaque de Bangui, j’étais dans la forêt avec eux, et ils me laissaient travailler, mais dès le lendemain, ils m’ont menacé."

Passer en voiture dans certains quartiers se révèle risqué

Pierre Terdjman raconte avoir assisté à des découpages de corps, des scènes qu’il a photographiées en guise de preuves. Il devient alors un témoin gênant. Sans compter que les populations se lassent de voir des photographes immortaliser leur tragédie. Passer en voiture dans certains quartiers se révèle risqué : des grenades fusent.

Trois photos d’une famille clôturent l’exposition "Centrafrique. De terreur et de larmes" du photoreporter du Monde. C’était dans le quartier du PK-13 à Bangui, des milices d’autodéfense anti-balaka chassaient les populations musulmanes. Il se retrouve avec quelques collègues face à cette famille menacée par des miliciens. "Ils n’avaient qu’une envie, les massacrer. De l’autre côté de la route, à 10 mètres, ils criaient : "On va vous tuer !" Je savais que si nous partions, ils allaient mourir", raconte-t-il.

>> Lire aussi : Centrafrique : le PK5, une prison à ciel ouvert

Quelques photographes vont trouver l’armée française, basée à 500 mètres, et organisent leur évacuation. "Dans une telle situation, comment ne pas dépasser son rôle de journaliste ? Et en même temps, parce que nous sommes journalistes, nous devons nous interdire toute interaction. Par exemple, quand on nous dit : "Venez, on a capturé le seul chrétien du quartier !" Il faut trouver le juste milieu", explique-t-il. Des histoires comme celle-là, il en a des centaines.

Être photoreporter en pleine guerre civile centrafricaine, c’est aussi être confronté à l’incertitude d’une publication. "Quand Mandela est mort, le 5 décembre 2013, on s’est tous demandé : comment redonner une place à la Centrafrique dans l’actualité ?" raconte Michael Zumstein. Déjà, en septembre de la même année, convaincre le service photo du Monde de le laisser partir n’avait pas été simple.

Il est pourtant l’un des premiers photographes à arriver sur place, et il s’y rendra cinq fois. La préparation du départ est méticuleuse, presque militaire. Mieux vaut prévoir de la nourriture (boîtes de thon, barres énergétiques, biscuits), une tente, un fixeur sur place. "Le rédacteur Afrique du journal, Cyril Bensimon, était déjà venu en mars, donc il avait des contacts, on a pu travailler très vite", explique-t-il.

Après son séjour à Perpignan, où il présente l’exposition "Crise humanitaire en Centrafrique", William Daniels repartira à Bangui, grâce aux financements du Visa d’or (8 000 euros) et de la bourse Getty Images (7 000 euros) obtenus au festival. Pierre Terdjman et Michael Zumstein comptent aussi y retourner. Pour continuer de dénoncer l’horreur.

Qui a tué Camille Lepage ?

Quatre mois après la mort de Camille Lepage (26 ans), en mai dernier, les conditions exactes de sa disparition ne sont toujours pas connues. La photojournaliste française a été tuée alors qu’elle effectuait un reportage sur une milice anti-balaka dans le nord-ouest de la Centrafrique. Le convoi dans lequel elle se trouvait était tombé dans une embuscade entre Bouar, Berbérati et la frontière camerounaise.

D’après le rapport d’autopsie, la photojournaliste serait morte après avoir reçu une balle dans la tête. Deux hypothèses sont envisagées : un règlement de comptes entre anti-balaka, un guet-apens mené par des Peuls ou des éléments de la Séléka. Particulièrement compliquée, l’enquête diligentée par les justices centrafricaine et française se poursuit. À Bangui, le doyen des juges d’instruction, Yves Kokoyo, est chargé du dossier.

À Paris, une information judiciaire a été ouverte. L’enquête a été confiée à l’Office central pour la répression des violences aux personnes (OCRVP) de la police judiciaire. Une équipe de gendarmes français s’est rendue en juillet sur les lieux du drame.Vincent Duhem

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