Taiye Selasi : « Partir, c’est chercher le lieu propice à la réalisation d’un rêve »

Dans un premier roman symphonique, Le Ravissement des innocents, l’écrivaine ghanéo-nigériane, Taiye Selasi, qui partage sa vie entre trois continents, évoque le destin de ces « afropolitains » d’ici et d’ailleurs.

Taiye Selasie est née à Londres en 1979. © Bhagirath / AFP

Taiye Selasie est née à Londres en 1979. © Bhagirath / AFP

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Publié le 11 septembre 2014 Lecture : 6 minutes.

Encensée par la presse américaine et anglaise, la jeune Taiye Selasi, 35 ans, signe avec Le Ravissement des innocents un livre choral, foisonnant et complexe. Ghanéo-nigériane, Taiye Selasi a étudié aux États-Unis et en Angleterre, a vécu à Rome et s’est récemment installée à Berlin. Produit des plus grandes universités américaines, cette polyglotte au physique de top-modèle est une enfant de la mondialisation.

C’est d’ailleurs l’un des thèmes de son roman, dans lequel la famille Sai est éclatée entre l’Afrique, l’Europe et l’Amérique. Les parents, Kweku et Folá, ont quitté le Ghana et le Nigeria des années 1970 pour rejoindre les États-Unis. Kweku y poursuit de brillantes études de médecine pendant que Folá élève leurs quatre enfants.

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Mais après une terrible humiliation professionnelle, Kweku rentre au Ghana, abandonne femme et enfants, provoquant l’éclatement de toute sa famille. Il faudra un événement majeur pour les réunir à nouveau sur les terres africaines.

Jeune afrique : L’un des thèmes centraux de votre livre est l’émigration. Le titre anglais Ghana Must Go se réfère à l’expulsion des Ghanéens de Lagos en 1983. Toute émigration comporte-elle une part une violence ?

TAIYE SELASI : Je crois que tout dépend des circonstances dans lesquelles on émigre. D’ailleurs, l’extrême variabilité des expériences se retrouve dans les mots avec lesquels on les qualifie : on parle d’immigration, d’émigration, d’expatriation ou encore d’exil. À tout cela, je préfère les verbes "partir", "quitter". Mes parents n’ont pas quitté l’Afrique de l’Ouest parce qu’ils n’aimaient plus leur pays mais parce que leurs rêves ne pouvaient plus s’y réaliser. Pour moi, comme pour eux, partir c’est toujours chercher le lieu propice à la réalisation d’un rêve.

Vous avez grandi en Angleterre et aux États-Unis. Est-ce que, comme vos personnages, l’Afrique a continué à tenir une place importante dans votre vie ?

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Oui. Ma mère a vécu à Accra pendant les quinze dernières années, et mon père n’est allé aux États-Unis que deux fois durant cette même période. On a souvent tendance à négliger, lorsque l’on parle de l’identité des migrants africains, le rôle que continue de jouer la famille. Quel que soit le temps que j’ai passé aux États-Unis ou en Angleterre, ma famille reste une famille africaine, de l’ouest du continent. La distance n’a aucunement délité les liens familiaux. Je n’ai pas cessé d’être un membre de ma famille, et eux n’ont pas cessé de faire partie de moi, sous prétexte que je vis dans un autre pays.

Kweku et Folá font partie de cette élite qui a quitté l’Afrique dans les années 1970 pour poursuivre de brillantes études aux États-Unis. En même temps, ils finissent tous les deux par rentrer en Afrique, malheureux. Selon vous, cette génération était-elle une génération en perte de repères ? A-t-elle en partie échoué à s’intégrer, déchirée entre deux continents ?

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Je suis toujours très réticente à l’idée de concevoir mes personnages – dans mon travail comme dans celui des autres d’ailleurs – comme des archétypes sociologiques ou politiques. On peut certainement considérer que Kweku et Folá, tout comme mon père et ma mère, ont grandi dans un contexte sociopolitique particulier. Un contexte dans lequel une scolarité prestigieuse, et plus tard les passeports, ont été offerts à de jeunes Africains à condition qu’ils soient brillants. Mais leurs décisions respectives de rentrer chez eux et de retourner en Afrique me semblent plus motivées par des considérations personnelles que politiques. Tous deux ont le coeur brisé et voient dans un retour à la patrie un moyen de se consoler.

Au moment du licenciement de Kweku, on sent qu’il est victime de racisme et qu’il souffre d’être un "chirurgien africain". Selon vous, est-il encore difficile d’être africain dans l’Amérique d’Obama ?

Une fois encore, mon roman n’a pas pour but d’analyser des phénomènes sociopolitiques. Cela étant dit, l’histoire est située quelque part, et on ne peut pas faire l’économie d’un commentaire sur le lieu où se situe la vie de nos personnages. Pour ce qui concerne le racisme sous l’ère Obama, il me semble qu’il suffit de voir le nombre de jeunes garçons africains-américains sans défense qui ont été tués par des policiers au cours des douze derniers mois. Est-ce que le racisme est toujours vivace aux États-Unis ? Oui. Tant que les vies de jeunes hommes noirs seront menacées par l’État lui-même, ma réponse sera toujours oui.

La figure du père qui abandonne ses enfants est très présente chez les Africains-Américains. Est-ce quelque chose de structurant ou une forme de malédiction ?

En réalité, Kweku quitte sa famille non pas parce qu’il est un migrant ou un Africain, mais parce qu’il se méprend complètement sur sa vie et sa famille. Durant la plus grande partie de sa vie, il a cru qu’il devait gagner l’amour et le respect des autres grâce à ses succès, à ses réussites. Il n’a pas la sensation d’être en lui-même digne d’amour et de respect. De ce fait, il lui est impossible, au moment où il est victime d’une violente et injuste humiliation, d’imaginer qu’il est encore digne de l’amour de sa femme, Folá. Il ne peut imaginer être pardonné.

Vous écrivez que finalement, dans l’élite, "l’hétérogénéité ethnique" est compensée par "l’homo­généité culturelle" et que les Blancs, les Noirs et les Latinos éduqués dans les grandes universités américaines se ressemblent tous. L’intégration est-elle donc d’abord une question sociale et culturelle ?

J’ai lu récemment un excellent texte d’un professeur de l’université Yale. Il y pointe la profonde inanité de la vision américaine de la diversité et écrit : "La vérité, c’est que la méritocratie n’a jamais été aussi partiale. Visitez n’importe quel campus prestigieux dans notre beau pays et vous assisterez au spectacle des enfants d’hommes d’affaires et d’universitaires blancs jouant avec les enfants d’hommes d’affaires et d’universitaires noirs, asiatiques et latinos." Tout est dit…

Votre roman a une structure très complexe. Comment faire pour y donner une place à chaque personnage sans risquer d’égarer le lecteur ?

Ah ! Pour moi la structure est simple : c’est celle d’une symphonie. Trois mouvements : le premier, un peu chaotique, un autre très rigide et un troisième qui s’amplifie pour atteindre une apothéose. Tout cela avec un motif central revisité et répété dans chacun de ces mouvements. J’ai étudié le violoncelle et le piano lorsque j’étais enfant et je suis toujours passionnée de musique orchestrale (en particulier de celle de Piotr Tchaïkovski). D’une certaine façon, j’ai toujours su que je voulais composer une symphonie de mots, parce que je n’étais pas assez douée en solfège pour composer autre chose qu’un roman !

Vous appelez "afropolitains" les enfants nés de cette élite africaine des années 1960-1970 et qui a émigré pour étudier. Vous-même, vous sentez-vous africaine ? Américaine ? Afropolitaine ?

Un peu de tout ça ! Être afropolitain, c’est précisément ne pas considérer ces catégories comme exclusives les unes des autres ni même comme déterminantes, finalement. Je suis ghanéenne, nigériane, américaine, britannique. J’ai vécu à Rome, à New York, à Paris et maintenant à Berlin. Je voyage tous les ans à Accra et à Delhi. Je suis le produit de tous ces lieux et, plus important encore, je suis le produit de tout ce que les gens que j’aime ont fait de moi et de tous ceux que j’aime en retour.

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Propos recueillis par Leïla Slimani

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