Maroc : quand l’encre dilue le plomb

Un livre très attendu et des attentes somme toute satisfaites. Mieux qu’un long compte rendu des travaux de l’Instance Équité et Réconciliation (IER), « Kadhalek Kan… » (« ainsi fut-il… ») est une expérience d’écriture qui combine plusieurs approches menée d’une seule traite, la main sur le cœur, par deux anciens « ennemis du régime » marocain.

la couverture du livre « Kadhalek Kan ». © DR

la couverture du livre « Kadhalek Kan ». © DR

Tayeb Biad
  • Tayeb Biad

    Enseignant chercheur à l’université Hassan II

Publié le 28 juin 2017 Lecture : 5 minutes.

Ils ont été réhabilités et sont devenus des partenaires associés au processus de démocratisation « à dose homéopathique », amorcé pendant les dernières années du règne de Hassan II et dopé lors de la première période du règne de Mohammed VI.

M’Barek Bouderka, né en 1948, et Ahmed Chaouki Benyoub, né en 1957, sont, à bien des égards, des passeurs de mémoire ô combien conscients que l’expérience marocaine en matière de gestion par l’État et la société civile du dossier des droits de l’homme, sans forcément être un cas d’école, mérite respect et considération. Ils l’inscrivent de facto dans ce qu’ils appellent « le patrimoine universel de la justice transitionnelle ».

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Une lecture passionnante

Le livre, long de 496 pages, comporte, outre force annexes et photos, quatre grands chapitres, que les auteurs ont tenu à appeler « livres », tant ils fournissent, chacun et ensemble, les considérations et les injonctions d’ordre juridique, administratif, procédural, et les éléments à la base d’enquêtes de terrain.

L’IER, soucieuse de se soumettre aux règles strictes de la procédure judiciaire, s’était imposé une conduite qu’elle voulait, et espérait, exempte de vice de procédure

L’IER, soucieuse de se soumettre aux règles strictes de la procédure judiciaire, s’était imposé une conduite qu’elle voulait, et espérait, exempte de vice de procédure. Les auteurs rapportent des faits, des prises de position, des surprises, des cas d’échec, des moments de désespoir, des coups bas, des réactions négatives, des manifestations de colère, mais aussi des instants de joie intense après avoir pu élucider une affaire et donner satisfaction à des familles. L’ensemble rend la lecture du texte passionnante.

Quatre livres en un

Le premier livre tend à répondre à une question qui, quoi que l’on dise sur les intentions de ceux qui la posent, ne manque pas de légitimité : « Mettre en place l’IER, était-ce une farce sortie par malice et enchantement du chapeau noir du régime, ou l’aboutissement d’un long et douloureux combat pour les libertés ? »

Le deuxième prend son élan à partir d’une question non moins épineuse : « Élucider les vérités et les rendre publiques, était-ce un stratagème destiné à amuser la galerie, ou une quête responsable et sensée pour savoir ce qui s’était réellement passé ? »

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Le troisième rend compte des péripéties de « la grande tournée dans les provinces sahraouies », une expérience qualifiée de « première opération chirurgicale aux normes des droits de l’homme ».

Le dernier livre, enfin, traite de l’ensemble des problématiques inhérentes à la justice transitionnelle, et ce aux niveaux du choix des membres, des mécanismes de prise de décision, des modalités pour déterminer les montants des réparations des préjudices et, surtout, des garanties pour que les torts ne se reproduisent plus jamais.

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Des autorités politiques solidaires de l’IER

À toutes les questions, appréhensions, craintes, allégations, les deux auteurs fournissent les éléments qui avaient permis aux commissions d’inscrire telle ou telle affaire, d’écouter les plaignants, de mener des enquêtes, d’approcher les témoins, de rassembler indices et preuves, de les étudier. Les familles, à partir du moment où on commence à y voir plus clair, sont intimement associées aux enquêtes. Elles sont les premières à être informées des résultats.

La priorité est accordée à la recherche des lieux où étaient enfouies les dépouilles. Il fallait déterminer avec certitude les tombes et ceux qui les occupent. De par leur propre expérience d’anciens opposants ayant perdu en chemin des compagnons de route, les membres des commissions savaient que déterminer le lieu où repose un opposant ou une victime collatérale, et s’assurer de son identité, a, pour les membres de la famille et les amis, l’effet d’un soulagement qui augure d’une disponibilité au pardon.

Une fois formellement identifiés l’emplacement et l’identité du défunt, l’instance organisait une cérémonie solennelle d’enterrement digne, aux normes religieuses. Les plaies sont alors pansées à jamais.

Au dire des auteurs, l’instance n’a jamais manqué des moyens financiers pour mener à bien ce dont elle était chargée

Les deux auteurs insistent sur la disponibilité des autorités politiques à soutenir et à faciliter les démarches de l’instance. Le roi lui-même, à maintes reprises, apporta sa bénédiction à l’entreprise et assura qu’il fallait aller de l’avant sans crainte de déplaire à qui que ce soit. « Foncez ! » répétait-il. Il en était de même pour plusieurs hauts responsables sécuritaires, militaires et administratifs. Juges, médecins légistes, secrétaires de wilaya et de province, contribuaient, parfois dans des conditions très difficiles et pénibles, à la besogne et s’acquittaient de tâches ingrates.

Au dire des auteurs, l’instance n’a jamais manqué des moyens financiers pour mener à bien ce dont elle était chargée. C’est dire si la rupture avec les usages des « années de plomb » relevait, pour l’État, de la volonté réelle d’ouvrir une page nouvelle dans les relations avec les citoyens.

Les membres de l’instance étaient conscients de cette réalité et étaient volontairement et en toute sincérité disposés à apporter leur contribution.

Le livre apporte des éclaircissements concernant plusieurs grands dossiers. Quelques-uns étaient, jusqu’à récemment, de l’ordre de l’énigme (l’affaire Cheikh El Arabe). D’autres, sur la base de témoignages croisés, avaient pour l’essentiel trouvé une explication.

L’incitation à aller de l’avant dans la quête de la vérité, devenue une obsession, n’avait d’égale que la joie d’élucider une affaire, et, ce faisant, de mettre fin aux attentes des familles.

Quelques regrets

Des regrets ? Plusieurs, dont quelques-uns s’apparentent à des échecs cuisants. Ces témoins qui, en dépit des assurances, n’ont pas su profiter de l’occasion pour solder leurs péchés. Ces chaînes interrompues de témoignages qui, sur le coup, ont laissé aux enquêteurs un goût amer. Puis ces affaires non élucidées, sources de frustration continue et de désolation. Les dossiers Ben Barka et Houcine El Manouzi en sont l’illustration parfaite.

Deux personnalités se distinguent par leur tempérament et la nature de leur contribution

En outre, le livre est, de bout en bout, un vibrant hommage à tous ceux qui ont mis leur bonne volonté, leurs connaissances, leur carnet d’adresses, leurs compétences, leur engagement au service d’une mission qu’ils pensaient indispensable pour soulager les souffrances des familles, pour rendre justice aux victimes, pour concilier la société et l’État, pour donner du souffle au processus de démocratisation à la marocaine.

Deux personnalités se distinguent par leur tempérament et la nature de leur contribution. Omar Azziman, l’homme au caractère doux et à l’esprit conciliant. Puis, et surtout, Driss Benzekri, le véritable architecte de l’expérience marocaine en matière de justice transitionnelle. L’homme avait saisi à sa juste valeur la volonté royale d’en découdre avec un dossier qui, en l’absence d’issue heureuse, pèserait lourdement sur un règne sommé de répondre à tant d’attentes que l’on ne pouvait contenir par le recours à des méthodes anciennes.

Il était tout autant convaincu que la grogne systématique est un signe de faiblesse et que la société civile devait prendre part à l’élaboration de la politique de l’État. L’insistance était, dans cette perspective, un outil de construction et d’orientation.

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