Tunisie : la justice militaire, pour qui et pour quoi ?

En Tunisie, le recours à la justice militaire pour statuer sur le cas de civils (blogueurs, journalistes, politiques, avocats, hommes d’affaires…) suscite l’indignation de la société civile, qui dénonce des violations des droits de l’Homme.

Des soldats tunisiens montant la garde dans la capitale. © Hassene Dridi/AP/SIPA

Des soldats tunisiens montant la garde dans la capitale. © Hassene Dridi/AP/SIPA

Publié le 29 juin 2017 Lecture : 6 minutes.

Arrêté le 25 mai dans le cadre de l’opération « mains propres » lancée par Youssef Chahed, l’homme d’affaires Chafik Jarraya doit comparaître devant un tribunal militaire. Soupçonné d’être impliqué dans des affaires de corruption, il fait aussi l’objet d’une enquête pour « atteinte à la sûreté de l’État, trahison et intelligence avec une puissance étrangère en temps de paix ». Des chefs d’accusation passibles de l’emprisonnement, voire de la peine de mort.

Deux députés l’ayant accompagné en Libye ont été auditionnés par ce même tribunal militaire le 21 juin, et le président du groupe parlementaire de Nidaa Tounes, Sofiene Toubel, proche de l’homme d’affaires, aurait lui aussi été convoqué pour le 29 juin selon les médias tunisiens.

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Or « dans une réelle transition démocratique, les procès militaires pour les civils ou la détention secrète n’ont pas leur place, quelle que soit la gravité des accusations », estime dans un communiqué Amna Guellali, directrice de Human Rights Watch Tunisie. Elle fait ainsi écho à d’autres ONG et à plusieurs avocats, qui appellent à réformer la loi en conformité avec les normes internationales. Jusqu’où peuvent s’étendre les compétences des juridictions militaires, et quels problèmes cela pose-t-il ?

Une définition (trop) large

Absente de la Constitution tunisienne de 1959, la justice militaire est mentionnée pour la première fois dans celle de 2014 : « Les tribunaux militaires sont compétents pour connaître des infractions à caractère militaire », dispose son article 110. Mais qu’entend-on exactement par « infractions à caractère militaire » ? Là est justement le problème, d’après plusieurs défenseurs des droits de l’Homme.

« Les tribunaux militaires doivent rester des tribunaux d’exception, réservés aux crimes et délits militaires au sens strict, c’est-à-dire au sein des casernes, relatifs à la fonction militaire », affirme à Jeune Afrique Me Amor Saadaoui, avocat à Tunis depuis 23 ans. « Il faut réformer la loi pour en préciser ses termes. »

Car souvent, la frontière entre justice civile et justice militaire est floue. Les tribunaux militaires peuvent en effet être compétents pour des délits à caractère non-militaires commis par des membres de l’armée, pour des infractions de droit commun commises par des civils à l’encontre de membres de l’armée, ou encore pour des infractions commises au préjudice de l’armée et/ou de la sécurité nationale.

Dans la loi, les termes prêtent à une interprétation subjective voire purement arbitraire

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L’article 91 du Code de la Justice militaire punit par exemple « quiconque, militaire ou civil, […] se rend coupable d’outrages au drapeau ou à l’armée, d’atteinte à la dignité, à la renommée, au moral de l’armée, d’actes de nature à affaiblir, dans l’armée, la discipline militaire, l’obéissance et le respect dus aux supérieurs ou de critiques sur l’action du commandement supérieur ou des responsables de l’armée portant atteinte à leur dignité. »

Des termes également peu précis qui « prêtent à une interprétation subjective, voire purement arbitraire » et qui constituent une menace à la liberté d’expression, dénonce l’ONG internationale Article 19.

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Sous la dictature de Ben Ali, des centaines d’islamistes avaient été jugés, pour « terrorisme » par des tribunaux militaires. Des opposants politiques également, accusés, entre autres, d’atteinte à la sûreté de l’État ou à l’ordre public.

Après la révolution de 2011, la justice militaire s’est saisie de plusieurs dossiers relatifs à des crimes graves commis par de hauts responsables politiques, se chargeant notamment de l’affaire « Barraket Essahel » (voir ci-dessous) et des différents procès intentés par des proches de martyrs et de blessés de la révolution – n’impliquant aucun militaire en tant qu’accusé ou victime.

Des réformes insuffisantes

L’organisation et les compétences de la justice militaire en Tunisie sont régies par le Code de la justice militaire du 10 janvier 1957, année de la mise en place du premier tribunal militaire de première instance permanent à Tunis. Deux autres tribunaux du même type furent créés à Sfax (1982) et au Kef (1993).

Selon la loi, d’autres tribunaux ad hoc, permanents ou provisoires, peuvent voir le jour « en temps de guerre ou chaque fois que l’intérêt de la sûreté intérieure ou extérieure du pays l’exige ».

En juillet 2011, avec l’adoption de deux décrets-lois la justice militaire a connu d’importantes réformes la rapprochant du système judiciaire civil. Les plus significatives étant la création d’une Cour d’appel militaire ainsi que la possibilité pour les victimes de se constituer partie civile et de demander réparation du préjudice subi.

Aujourd’hui encore, la justice militaire sert d’outil de contrôle politique

« C’est une évolution », conçoit Me Amor Saadaoui, « mais le problème réside toujours dans le fait que le fait politique influence la fonction juridictionnelle. Aujourd’hui encore, la justice militaire sert d’outil de contrôle politique. Il n’y a pas encore d’indépendance de la justice en Tunisie, aussi bien dans les textes juridiques qu’en ce qui concerne leur application. »

Et le nombre d’affaires déférées devant les tribunaux militaires continue de croître, affirme-t-il. D’autant qu’une loi du 6 août 1982 portant statut général des forces de sécurité intérieure étend la compétence de ces tribunaux aux « affaires dans lesquelles sont impliqués les agents des forces de sécurité intérieure » dans l’exercice de leurs fonctions.

 Cela doit probablement désengorger les autres juridictions, et donc aller un peu plus vite

Certaines personnes n’y voient pas que des inconvénients. « Cela doit probablement désengorger les autres juridictions, et donc aller un peu plus vite », suppose Yacine, employé dans une banque à Tunis. Interrogé en mai 2011 par une équipe de la Fédération internationale des droits de l’Homme (FIDH), le Procureur général auprès du tribunal militaire de Tunis de l’époque avançait que dans certains cas, la justice militaire était la plus à même « d’assurer que des jugements soient organisés dans des délais raisonnables ».

Mais bien que ces réformes de 2011 visent aussi à améliorer l’équité et l’indépendance des procès devant les tribunaux militaires, la société civile dénonce toujours une violation des normes internationales.

Des procès iniques ?

« Permettre qu’un civil soit traduit devant un tribunal militaire viole le droit à un procès équitable et les garanties de procédure », a déclaré Human Rights Watch. Comment ?

C’est d’abord l’indépendance de ces tribunaux militaires qui inquiète. Les juges militaires sont en effet issus de la hiérarchie militaire et dépendent formellement du ministère de la Défense. Le président de la République nomme également par décret à la fois les juges civils siégeant dans les tribunaux militaires et les magistrats militaires, sur proposition des ministres de la Justice et de la Défense.

« Les conditions au sein de ces tribunaux ne favorisent pas non plus un procès équitable », déplore Me Amor Saadaoui. « Pour les avocats, les informations concernant les dossiers de nos clients sont parfois difficiles à obtenir. On décide souvent de ce qu’on peut voir, ne pas voir, et quand », explique-t-il.

Les tribunaux militaires ont pour seul objet de connaître des infractions d’une nature purement militaire commises par le personnel militaire

En plus de cet accès limité des avocats aux éléments des dossiers d’instruction, le caractère public des séances au tribunal peut aussi être restreint par soucis de « sécurité nationale » ou lorsque cette « publicité peut porter atteinte à l’armée ». Plusieurs cas impliquant des hauts responsables sécuritaires sont à ce titre restés confidentiels.

Une indépendance et une impartialité contestée donc par plusieurs textes internationaux. La Cour Européenne des Droits de l’Homme (CEDH), la Commission interaméricaine des droits de l’Homme et le Comité contre la torture auprès de l’ONU sont par exemple unanimes : des civils ne doivent pas être jugés par des tribunaux militaires.

« Les tribunaux militaires ont pour seul objet de connaître des infractions d’une nature purement militaire commises par le personnel militaire », rappelle ainsi la Charte de la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples.

Pour répondre aux différentes zones d’ombre et déterminer si cette pratique est, ou non, contraire à la Constitution tunisienne, « la Cour constitutionnelle doit être mise en place d’urgence », conclut Me Amor Saadaoui. Le fonctionnement de cette Cour, officiellement créée en novembre 2015, dépend de celui du Conseil supérieur de la magistrature (CSM)…

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