Cinéma : Reda Kateb, plus fort que les loups
Héritier d’une lignée de lettrés algériens, l’acteur Reda Kateb s’impose aujourd’hui sur grand écran. Dans son dernier film, « Hippocrate », il incarne avec brio un médecin étranger recruté comme interne dans un hôpital français.
"Pour nous / amants terre à terre / il faut crier / hurler / plus fort que les loups / Ceux qui veulent / disparaître / peuvent baisser le ton / pour nous / il nous reste / à gueuler / avec patience." Ces vers du poète algérien Kateb Yacine, issus du poème Loin de Nedjma, accompagnent son neveu français Reda Kateb depuis longtemps.
L’acteur de 37 ans gueule avec patience, bouleverse tranquillement les codes, s’impose où on ne l’attend pas avec ce mélange d’insolence et d’indolence qui séduit de plus en plus les cinéastes français comme américains.
De son parcours tout en coups de théâtre, on pourrait faire une pièce. La distribution aurait du panache. En coulisses, les grands ancêtres, que ce natif de Paris qui a grandi à Ivry-sur-Seine (Val-de-Marne) n’a jamais vraiment rencontrés mais qui le hantent. Kateb Yacine, donc, grâce à qui il a acquis la conviction qu’"une langue se conquiert", qu’il faut s’emparer du français "comme on arrache le fusil aux mains du parachutiste". Et un autre oncle, Mustapha Kateb, acteur, metteur en scène, premier directeur du Théâtre national algérien, qui montre la même voie, entre érudition, art et engagement.
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Au premier acte de sa vie, Reda apparaît aux côtés de son père, Malek-Eddine Kateb, comédien professionnel qui a travaillé avec les plus grands metteurs en scène de l’Hexagone (Ariane Mnouchkine, Jorge Lavelli…). L’enfant l’accompagne régulièrement en tournée, observe avec attention les répétitions. À seulement 8 ans, il grimpe pour la première fois sur les planches. L’école paraît bien terne à ce gamin de la scène un brin turbulent.
Mais c’est tout de même au lycée d’Ivry que son désir de jouer se précise. Son bac option théâtre en poche, il prend des cours au Théâtre des quartiers d’Ivry. Pas de passage au conservatoire pour un franc-tireur qui avoue préférer à la discipline des grandes écoles l’apprentissage en famille, une transmission qui se passe souvent de mots.
Des stars qui cultivent leurs fêlures
Deuxième acte, Reda plonge dans l’intermittence. Il vit de petits boulots, paie son loyer grâce à un job de projectionniste qui lui permet de découvrir des stars du cinéma américain qui cultivent leurs fêlures (Harvey Keitel, Al Pacino). Dans le même temps, il participe à des courts-métrages et met sur pied des spectacles avec des amis. Il joue dans des théâtres, des lycées, des maisons d’arrêt.
Lors d’une résidence à Roubaix (Nord) en 2001, il monte Mohamed, prends ta valise, une pièce de Kateb Yacine, avec le fils de ce dernier, Amazigh Kateb, du groupe Gnawa Diffusion. C’est une farce féroce sur un émigré algérien travaillant en France et luttant pour garder sa dignité. Le spectacle ne sera joué qu’une fois pour cause de dissensions avec la mairie.
Son physique d’anti-jeune premier, de métis aux origines indéchiffrables, qui rebutait d’abord pour les castings, attire maintenant les regards outre-Atlantique.
Avec Amazigh, Reda livre aussi des récitals poétiques, déclamant les textes de son oncle accompagné par les musiciens. Le comédien sait jouer des karkabats (instruments de percussion gnawas, sortes de castagnettes en métal) et "grattouille" le guembri (instrument à cordes). Grand amateur de sons, Reda s’administre quotidiennement des mélodies africaines, à haute dose. "J’aime particulièrement la musique malienne, Ali Farka Touré, Vieux Farka Touré, Ballaké Cissoko… C’est une musique qui me touche physiquement. Je sens qu’elle est adaptée à mon rythme". C’est l’art qui lie Reda à l’Afrique. Un amour à distance : s’il a encore de la famille en Algérie, l’acteur n’y est pas retourné depuis son enfance.
Le théâtre l’initie au jeu. Mais ce sont la télé et le cinéma qui révèlent au grand public son profil de boxeur : haute stature, paupières lourdes, fines moustaches surlignant des lèvres gourmandes. Le troisième acte se déroule devant les caméras. En 2008, on l’aperçoit en caïd des cités dans la série de Canal+ Engrenages. "Ce premier rôle télé a débloqué pas mal de choses, cela a notamment attiré l’attention de Jacques Audiard, qui m’a fait confiance, un an plus tard, pour incarner un détenu gitan dans Un prophète."
Suit un passage dans la série Mafiosa… Encore un emploi de voyou, de dur au regard doux. Son physique d’anti-jeune premier, de métis aux origines indéchiffrables, qui rebutait d’abord pour les castings, attire maintenant les regards outre-Atlantique. En 2013, le voilà terroriste torturé par la CIA dans Zero Dark Thirty, de la réalisatrice américaine Kathryn Bigelow. Et cette année, à Cannes, il défend pas moins de trois films différents dont Lost River, réalisé par l’acteur chouchou de Hollywood, Ryan Gosling. Le théâtre lui fait toujours envie, mais "le cinéma, c’est un train qu’il faut prendre quand il passe", temporise l’acteur. Pour lui, le vieux vapeur s’est changé en TGV tant sa carrière prend de la vitesse.
On le retrouve pourtant posé, paisible et souriant pour la promotion d’Hippocrate. Dans ce long-métrage passionnant, il incarne avec une grande justesse un "FFI", un "faisant fonction d’interne", un de ces nombreux médecins étrangers embauchés dans les hôpitaux français mais sans obtenir le statut et le salaire de leurs pairs. "Je connaissais un peu le milieu médical, car ma mère était infirmière, et j’ai passé pas mal de temps au centre de loisirs de son hôpital, raconte Reda. Mais il y avait tout de même un défi à relever : rendre cet univers le plus réaliste possible.
Heureusement, le réalisateur, Thomas Lilti, qui est aussi médecin, était très attentif à nos gestes, à nos mots, à nos attitudes. Il pouvait corriger immédiatement nos erreurs de jeu. Ce qui m’a rassuré, aussi, c’est que lors des essais pour le film, alors que je me promenais en costume dans une rue près de l’hôpital, loin de la caméra, les gens m’arrêtaient pour me demander les urgences ! Nous nous sommes aussi fait passer pour des internes lors d’une tournée des chambres avec Thomas… sans que personne ne se rende compte de la supercherie. J’ai compris le pouvoir de la blouse blanche. Si les patients me voyaient médecin, ça voulait dire, après tout, que j’étais suffisamment crédible."
Un mélange d’abnégation, d’humilité et de dignité
L’acteur rencontre, avant le tournage, un des amis du réalisateur, un praticien algérien qui lui raconte ses quinze années de galère dans les hôpitaux de l’Assistance publique française avant de se voir reconnu comme médecin. "Mon père a gardé la nationalité algérienne, il vivait en France avec une carte de séjour. Ma mère a des origines tchèques et italiennes. Donc, bien sûr, la question de l’immigration me tient à coeur depuis longtemps. Mais avec ce film, j’ai découvert comment des immigrés hyperqualifiés pouvaient aussi se trouver dans une impasse. Je me suis demandé comment des gens qui avaient autant étudié, qui s’étaient autant sacrifiés pouvaient accepter d’être sous-payés et, d’une certaine façon, exploités. Il y a chez eux un mélange d’abnégation, d’humilité et de dignité qui me touche particulièrement."
Hippocrate peut être vu comme un plaidoyer pour l’intégration. "Thomas montre clairement que la France passe à côté des richesses que peut lui apporter son immigration. Il faudrait s’appuyer sur les compétences de chacun sans que les origines puissent constituer un obstacle. Si l’administration traîne encore les pieds, les patients, eux, ont déjà compris tout ça. Ils établissent naturellement un pacte de confiance avec le médecin, d’où qu’il vienne et quel que soit son statut." Dans ce film, le jeu subtil de Reda Kateb fait mouche, et l’on se dit que, pour le jeune comédien, le rideau n’est pas près de tomber.
L’hôpital, ce grand malade
Hippocrate se présente comme un film d’initiation. Benjamin (Vincent Lacoste) effectue un premier stage dans un hôpital de banlieue, dans le service de son père. Mais, rapidement, la caméra se pose sur un autre protagoniste, Abdel (Reda Kateb), médecin étranger recruté comme interne. À travers leurs histoires, le réalisateur Thomas Lilti brosse un portrait sans fard du monde hospitalier (qu’il connaît bien pour être également médecin).
Profond, émouvant, humain, le film s’approche au plus près du réel et pose les questions qui fâchent. Erreurs médicales, travailleurs étrangers sous-payés faisant leurs "cinquante-huit heures de garde", accompagnement des malades en fin de vie dans un contexte de restriction budgétaire… L’hôpital français souffre, et son personnel avec lui. Le long-métrage ne donne pas de remède mais établit un diagnostic brillant.
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