Tunisie : Kamel Morjane, la force tranquille
Respecté, compétent, homme de consensus s’il en est, l’ex-ministre des Affaires étrangères de Ben Ali, Kamel Morjane, hésite pourtant à briguer la magistrature suprême. Explication.
En mars 2011, il avait longuement hésité avant de se résoudre à franchir le pas et de créer son parti, El-Moubadara ("l’initiative"). Moins par ambition personnelle que par devoir, car il savait que les anciens ministres de Ben Ali seraient probablement interdits de participation aux élections.
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Kamel Morjane, ex-ministre de la Défense et des Affaires étrangères du président déchu, se sentait "dans l’obligation" de faire quelque chose pour réhabiliter et faire vivre l’héritage politique du Destour (le parti constitutionnel de Habib Bourguiba, père de l’indépendance tunisienne).
Un pari audacieux. À l’époque, les Tunisiens ne voulaient plus entendre parler de tout ce qui, de près ou de loin, leur rappelait l’ancien régime. Et le Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD, ex-parti de Ben Ali) venait d’être dissous par décision de justice. Les listes d’El-Moubadara n’avaient pas connu le succès que certains observateurs leur prédisaient, avec seulement 5 sièges (sur 217) glanés lors de l’élection de la Constituante, le 23 octobre 2011. Sans doute le traumatisme était-il trop présent, sans doute les esprits n’étaient-ils pas mûrs.
Cette année, la donne a changé. Les destouriens sont revenus au centre du jeu.
Cette année, la donne a changé. Les destouriens sont revenus au centre du jeu : Nida Tounes, la formation de l’ancien Premier ministre de la transition Béji Caïd Essebsi, qui leur a largement ouvert les portes, est devenu la principale force d’opposition. Hamed Karoui, autre ancien Premier ministre de Ben Ali, a de son côté fédéré les irréductibles nostalgiques de l’ex-RCD au sein du Mouvement destourien.
Les deux entendent bien présenter un candidat à l’élection présidentielle prévue le 23 novembre (Caïd Essebsi pour Nida et Abderrahim Zouari pour le Mouvement destourien). En conséquence, Kamel Morjane s’interroge : ira-t-il ou choisira-t-il à nouveau de passer son tour ?
Ses partisans le poussent à y aller. Sur le papier, il est l’un des prétendants les plus qualifiés, car les questions de défense et de diplomatie, les deux domaines régaliens où le président a son mot à dire, n’ont guère de secrets pour lui. Sondé il y a quelques jours alors qu’il était en pleine réflexion, il confiait : "Pour moi, la course à la présidence n’est pas un objectif, j’aurais plutôt tendance à la regarder sous l’angle du devoir national. Sincèrement, je n’aurais pas le sentiment d’avoir raté quelque chose dans ma vie si je ne me présentais pas. J’ai connu le pouvoir, je n’ai pas d’ambition personnelle à assouvir ni de revanche à prendre sur le destin."
La nouvelle Constitution, votée le 26 janvier, est l’un des paramètres à l’origine de ses hésitations. Car si, dans le subconscient des Tunisiens, le président de la République demeure le personnage central et omnipotent de la vie politique, dans les faits, l’essentiel du pouvoir sera entre les mains du Premier ministre.
Mais l’enchevêtrement des compétences entre les deux têtes de l’exécutif laisse présager de nombreuses frictions. Or la Tunisie ne possède ni tradition ni coutume constitutionnelle lui permettant d’aplanir les éventuelles difficultés qui pourraient surgir…
Une belle carte à jouer
Morjane a en théorie jusqu’au 24 octobre pour dévoiler ses intentions. Les observateurs sont divisés sur l’opportunité d’une candidature à la présidentielle.
"Il aurait eu une belle carte à jouer si, pour une raison ou une autre, Béji Caïd Essebsi [âgé de 87 ans] était amené à renoncer, note l’un des leaders d’un parti progressiste. Aujourd’hui, nous sommes tous confrontés au même problème et au même dilemme. Le problème, pour dire crûment les choses, c’est que l’argent manque. Ennahdha et Nida Tounes ont le soutien des hommes d’affaires, qui ne veulent plus miser sur les outsiders. Le dilemme, c’est le télescopage des élections. Les législatives doivent se tenir le 26 octobre, le premier tour de la présidentielle est prévu pour le 23 novembre. Est-il raisonnable de courir les deux lièvres à la fois ? Mais un parti peut-il exister, médiatiquement, pendant la campagne législative s’il n’est pas en lice pour la présidentielle ?"
Nida Tounes inflexible
Une chose est sûre, qu’il soit ou non candidat, Kamel Morjane n’est pas disposé à sacrifier les intérêts de son parti : "J’ai une obligation morale vis-à-vis des gens qui m’ont suivi dans cette aventure depuis trois ans."
La question s’est posée lors de la création de Nida Tounes. "Nous avons été en pourparlers assez avancés avec Si Béji, poursuit Morjane. Nous lui avons proposé de mettre notre structure politique à sa disposition pour opérer un large rassemblement de ceux qui se reconnaissaient dans l’héritage de Bourguiba et dans celui de l’État de l’indépendance. Les discussions ne sont pas allées plus loin, car lui et ses partisans souhaitaient que nous dissolvions notre propre formation pour adhérer à la sienne." L’idée de listes communes aux législatives, un temps évoquée, a elle aussi été abandonnée devant l’inflexibilité de Nida, qui souhaitait que ces listes portent son nom.
Creuser son sillon, consolider son parti, grandir et se fortifier en attendant une nouvelle recomposition de la scène politique : la stratégie choisie par le président d’El-Moubadara pourrait se révéler payante à moyen terme. Ses chances de victoire paraissent minces, du moins aujourd’hui. Mais un bon score aux législatives ou à la présidentielle lui permettrait de continuer à peser. Kamel Morjane n’est plus un paria.
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Il apparaît de plus en plus comme un homme de consensus.
Il apparaît de plus en plus comme un homme de consensus, ce qui correspond d’ailleurs assez bien à son tempérament. Sa présence, le 3 août, au mariage d’Intissar Ghannouchi, la fille du leader d’Ennahdha, a suscité un florilège de commentaires pas toujours bienveillants. Qu’importe ! Jusqu’aux élections, Morjane s’est fixé une ligne de conduite : la courtoisie et le modus vivendi avec tous ses concurrents.
Et après ? Tout dépendra des résultats, mais il ne ferme pas la porte à la perspective d’un gouvernement de grande coalition. "La situation du pays nécessite, pour les mois et les années à venir, un pouvoir solide, voire fort, mais équilibré et juste. Et il est difficile d’imaginer un gouvernement fort qui ne serait pas représentatif de la diversité de la société tunisienne dans son ensemble. Ce gouvernement devra pouvoir jouir au moins d’une majorité qualifiée, car on ne pourra pas réunir tout le monde, de l’extrême gauche à Ennahdha, dans une même équipe."
Diplomate dans l’âme et "drogué de l’humanitaire"
Haut fonctionnaire onusien, Kamel Morjane, 66 ans, est venu à la politique sur le tard. Il a entamé sa carrière internationale en 1977, à Djibouti, comme directeur du bureau régional du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR). Ses différentes affectations le conduiront au Caire, à Genève (qui deviendra sa ville d’adoption) et au Kurdistan irakien.
Il a dirigé la Mission des Nations unies en République démocratique du Congo (Monuc) entre 1999 et 2001. En mai 2005, il brigue la présidence du HCR, organisation dont il connaissait tous les rouages. Battu, sur le fil, par l’ancien Premier ministre portugais António Guterres, il a été à deux doigts de devenir le premier représentant d’un pays du Sud à accéder à cette prestigieuse fonction.
Le président Ben Ali l’invite alors, le 17 août 2005, à rejoindre le gouvernement tunisien en qualité de ministre de la Défense. Cette désignation à contre-emploi est interprétée comme une mise sur orbite. Le Tout-Tunis spécule alors sur une prochaine révision de la Constitution et sur la possible création d’un poste de vice-président au profit de Kamel Morjane. L’hypothèse fera long feu.
En janvier 2010, à la faveur d’un remaniement, Morjane hérite finalement des Affaires étrangères. Un portefeuille qu’il conservera dans l’éphémère premier gouvernement de transition, formé au lendemain de la révolution par Mohamed Ghannouchi. Le maintien de ministres en poste du temps de Ben Ali ayant engendré une puissante contestation populaire (le mouvement dit Kasbah 1), il préférera s’effacer avec élégance plutôt que d’y être contraint et démissionnera le 27 janvier 2011.
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