Rwanda : Sa Majesté Kigeli V, roi sans royaume

Il est le dernier monarque du pays des Mille Collines. En exil depuis plus de cinquante ans, Sa Majesté Kigeli V n’a toujours pas renoncé à revenir un jour sur sa terre natale.

Kigeli V est en exil depuis plus de cinquante ans. © DR

Kigeli V est en exil depuis plus de cinquante ans. © DR

ProfilAuteur_PierreBoisselet

Publié le 9 septembre 2014 Lecture : 6 minutes.

C’est un lotissement typique des banlieues américaines dans la lointaine périphérie de Washington. Les maisons n’y sont pas misérables, mais pas luxueuses non plus. Rien, en tout cas, ne laisse penser que le dernier monarque d’une dynastie multiséculaire habite ici. La petite ville d’Oakton, en Virginie, où réside Kigeli V, l’ancien roi du Rwanda, est l’étape finale d’une longue errance commencée il y a un demi-siècle.

Mais impossible pour nous de pénétrer dans sa demeure. "Le roi n’accorde plus d’audiences aux journalistes jusqu’à nouvel ordre." L’homme qui nous oppose une fin de non-recevoir, dans ce lobby de l’hôtel Marriott d’une zone commerciale peu fréquentée, en cette moite journée d’août, est son "chancelier", Boniface Benzinge. Ce colosse, bien portant malgré son âge avancé (80 ans), a laissé au Kenya femme et enfant pour suivre et servir son souverain.

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Sur les raisons du refus royal, Benzinge restera évasif. Le roi, un homme de 78 ans à la taille hors norme, a-t-il une santé fragile ? "Non. Il est parfois fatigué, bien sûr, mais il se maintient, répond le chancelier. Il continue de faire de l’exercice physique. C’est qu’il est trop occupé avec sa fondation."

Il n’empêche, en 2013, Kigeli V s’était longuement confié au journaliste américain Ariel Sabar. Mais l’article, paru dans le Washingtonian Magazine, détaillait sa passion pour les retransmissions de catch à la télévision, ou encore les dialyses qu’il devait subir régulièrement. Il a fortement déplu au monarque. D’où, peut-être, sa méfiance à l’égard de la presse. "Le journaliste n’a pas respecté la vie privée du roi, s’indigne Benzinge. Il a écrit des choses qu’on ne doit pas publier !" L’autorité du mwami a décidément perdu de sa superbe.

En réalité, le souverain n’a jamais véritablement connu d’heure de gloire. Le trône du Rwanda, dont il a hérité en 1959, n’était déjà plus la monarchie absolue au territoire impénétrable telle que décrite par les premiers explorateurs de la région. Pour administrer le pays, les colonisateurs (allemands, puis belges) se sont appuyés sur l’aristocratie tutsie tout en affaiblissant son emprise. Et Kigeli V n’a eu le temps ni de se préparer à la fonction, ni de laisser sa trace dans le pays des Mille Collines.

Persona non grata dans son propre pays

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Son demi-frère Mutara III meurt mystérieusement en juillet 1959 à l’âge de 47 ans (il aurait été victime d’un empoisonnement commandité par les Belges, selon de nombreux Rwandais) sans laisser d’héritier. Conformément à la tradition en pareil cas, les Birus, un groupe secret possédant le pouvoir de nommer un nouveau roi, désignent Jean-Baptiste Ndahindurwa (son nom de baptême) pour lui succéder. Fonctionnaire de l’administration belge, celui-ci n’a alors que 23 ans. "Cela a été un choc pour lui, affirme Benzinge. Il ne s’y attendait pas du tout." Sur certaines vieilles photos en noir et blanc, on peut voir le jeune souverain aux côtés du roi Baudouin de Belgique – et le dépassant de plus d’une tête.

À cette époque, la révolte hutue gronde déjà et Bruxelles, agacé par la prétention de l’aristocratie tutsie à diriger le pays, ne fait rien pour la calmer. Le règne de Kigeli V commençait sous le signe de la précarité.

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En janvier 1961, Kigeli décide de se rendre à Léopoldville (aujourd’hui Kinshasa), la capitale du Congo nouvellement indépendant, pour solliciter l’aide du Suédois Dag Hammarskjöld, alors secrétaire général de l’ONU et anticolonialiste viscéral. Les colons belges acceptent de lui donner un passeport. Mais à peine arrivé, il apprend à la radio qu’il est persona non grata dans son propre pays, après à peine plus d’un an de règne.

Kigeli V plaide sa cause en écrivant au Conseil de sécurité de l’ONU. En vain. Le Rwanda est sur le point de devenir indépendant. Il y rentre clandestinement, caché à l’arrière d’une voiture, mais les Belges le placent en résidence surveillée avant de le renvoyer vers la Tanzanie de Julius Nyerere. Il avait foulé sa terre natale pour la dernière fois.

Pendant les trois décennies suivantes, Kigeli errera en Afrique de l’Est, dépendant de la générosité des Tutsis (qui s’exilent en vagues successives, fuyant les pogroms du régime hutu de Grégoire Kayibanda) et des chefs d’État qui veulent bien l’accueillir, comme le Kényan Jomo Kenyatta ou l’Ougandais Idi Amin Dada. Aujourd’hui encore, le roi déchu vit des maigres aides sociales américaines et des dons d’une partie de la diaspora. Il ne peut d’ailleurs pas subvenir aux besoins de son chancelier, qui travaille encore comme vendeur au rayon ameublement de l’enseigne Sears, en attendant la retraite.

Dans les années 1980, Kigeli a toujours l’espoir d’un retour. Surtout quand, en 1986, Kampala est pris par Yoweri Museveni, le chef du Mouvement national de la résistance (MNR), une guérilla marxiste puissamment soutenue par les réfugiés tutsis rwandais. Parmi eux : Paul Kagamé. Mais Kigeli n’ira pas s’installer auprès de ses compatriotes, qui se fixent en Ouganda. "Museveni n’était pas en faveur de la royauté", explique Benzinge.

Révolutionnaires marxistes contre monarchistes… Ce clivage idéologique divise profondément la diaspora ­tutsie depuis des décennies. Mais le Front patriotique rwandais (FPR), fondé l’année suivante dans la clandestinité, réussit à former une union sacrée contre le régime de Juvénal Habyarimana, le président hutu au pouvoir à Kigali. Cette rébellion fera le choix de mettre la querelle idéologique de côté pour s’ouvrir au recrutement des monarchistes, encore nombreux.

"Les Rwandais étaient déjà suffisamment divisés comme ça, explique Tito Rutaremara, un des fondateurs du FPR et toujours membre de ses plus hautes instances dirigeantes. À titre personnel, j’ai toujours été républicain. Mais nous disions aux monarchistes : "La forme du gouvernement nous importe peu. Ce qui compte, c’est d’installer la démocratie. Si ensuite vous mobilisez les Rwandais et gagnez un référendum, nous n’aurons aucun problème avec une monarchie, du moment qu’elle est démocratique et progressiste.""

"Fred Rwigema [le premier chef du FPR, tué au front en 1990] et le roi avaient de bonnes relations, affirme de son côté Benzinge. Il est même venu voir Sa Majesté plusieurs fois à Nairobi, où celle-ci avait trouvé refuge."

Kagamé n’a aucun intérêt à s’embarrasser d’un ancien roi

Le 4 juillet 1994, le FPR, avec Paul Kagamé à sa tête, finit par faire tomber le régime hutu et met fin à l’effroyable génocide des Tutsis. Kigeli V croit l’heure de son retour proche. Une rencontre est organisée deux ans plus tard à Washington avec Kagamé, alors vice-président – mais véritable chef du FPR et du pays. "Kagamé lui a dit qu’il pouvait rentrer au pays comme simple citoyen, soutient Benzinge, qui était présent lors de cet entretien. Le roi voulait que Kagamé demande aux Rwandais s’ils voulaient de lui comme monarque."

Vainqueur incontesté de la guerre, Kagamé n’a alors aucun intérêt à s’embarrasser d’un ancien roi en prenant le risque de raviver les vieilles divisions de son camp. Ce sera non. Et cela n’a pas changé depuis. "Le président ne veut plus entendre parler de lui", tranche un proche du président.

Que représentent encore les monarchistes dans le Rwanda d’aujourd’hui ? Difficile de le savoir : ils ne disposent d’aucun parti légal. L’activisme de certains les a d’ailleurs conduits à la prison ou à l’exil. En tout état de cause, dans un pays où la majorité des habitants a moins de 20 ans, rares sont ceux qui ont connu Kigeli. Mais celui-ci affirme qu’il s’entretient régulièrement avec ses partisans, même à l’intérieur du pays… et n’a pas tout à fait renoncé à revenir un jour.

Il consulte, y compris des membres du Congrès national rwandais (RNC), ce mouvement d’opposition fondé par des dissidents du FPR en exil, que le pouvoir soupçonne de vouloir fomenter un coup d’État. "Le roi est le père de tous les Rwandais, justifie Benzinge. Il n’est membre d’aucun parti et ne peut refuser de s’entretenir avec eux, quelle que soit leur appartenance politique."

Il n’empêche, à son âge, ses chances de revoir un jour le Rwanda paraissent bien minces. Il n’a pas d’enfants et l’idée même de monarchie pourrait bien disparaître avec lui. À moins que les Birus se réunissent de nouveau à sa mort pour lui désigner un successeur. Ces derniers existent-ils encore et, si oui, où se trouvent-ils ? "Je ne le sais pas moi-même, lâche Benzinge. Personne n’a le droit de le savoir."

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