Boko Haram : Shekau, le fléau de Dieu
Les attentats et les massacres commis au Nigeria depuis cinq ans, c’est lui, Abubakar Shekau. L’enlèvement des lycéennes de Chibok, c’est encore lui. Ivre de violence, le chef du groupe islamiste radical veut étendre son empire à toute la région.
Que veut-il dire au juste ? Se place-t-il sous l’autorité d’Abou Bakr al-Baghdadi, le maître de l’État islamique (EI), qui, dans la fureur syro-irakienne, s’est proclamé calife au premier jour du mois du ramadan ? Ou bien veut-il signifier au monde qu’un deuxième califat a vu le jour plus au sud et plus à l’ouest, en deçà du Sahara, là où nombre de croyants du Moyen-Orient sont persuadés qu’on ne pratique pas l’islam comme il se doit ?
Dans une vidéo diffusée le 24 août, Abubakar Shekau, le chef de Boko Haram, est plus sibyllin que jamais. "Nous sommes dans le califat islamique. Nous n’avons rien à faire avec le Nigeria", clame-t-il en arabe, probablement depuis la ville de Gwoza, 200 000 habitants, que ses hommes viennent de conquérir. La gestuelle est la même que lors de ses précédentes prestations devant la caméra : regard illuminé, sourire forcé, discours tantôt improvisé, tantôt ânonné. Le décor aussi : autour de lui, des hommes en treillis et en turban, des armes, des pick-up.
Un message d’allégeance à Baghdadi
Les spécialistes jugent probable qu’en postant cette vidéo Shekau ait voulu lancer un message d’allégeance à Baghdadi. Le 13 juillet, il avait été le premier (et jusqu’à présent le seul) chef jihadiste à féliciter l’Irakien pour sa proclamation du califat. "Il s’agit de se placer sous son autorité, estime l’islamologue Mathieu Guidère. Boko Haram est la première organisation à reconnaître Baghdadi. Ce sont des choses qui ne s’oublient pas."
Pour autant, le doute est permis avec ce sanguinaire chef de meute que les Nigérians ont appris à craindre ces cinq dernières années, mais qui ne s’est révélé au reste du monde que le 5 mai, lorsqu’il a revendiqué, avec une morgue inimaginable, l’enlèvement à Chibok de plus de 200 lycéennes ("J’ai enlevé vos filles, je vais les vendre au marché, au nom d’Allah").
Dans ce film qui a fait de lui une célébrité mondiale, il a tout l’air d’un dément : il crie, puis parle dans sa barbe ; est pris de démangeaisons subites, à la cuisse, à la tête ; gesticule comme s’il était pris de spasmes incontrôlables ; sourit à pleines dents quand il profère les pires horreurs.
Celui qui a un temps essayé de singer Oussama ben Laden ressemble ce jour-là au Joker, l’ennemi juré de Batman rendu insensé par un bain de déchets toxiques. Mais peut-on qualifier de dément un homme qui dirige des milliers de combattants, convainc des femmes de se faire exploser en pleine ville et tient tête à l’une des armées les mieux équipées du continent ?
De Shekau, même les meilleures sources ne connaissent pas grand-chose. "Je ne sais rien, sauf que c’est un fou", dit de lui un Sahélien qui côtoie tout ce que le Sahara compte de jihadistes. L’homme qui livre ce diagnostic n’a pas pour habitude de s’adonner aux analyses simplistes. Jamais il ne dira de Mokhtar Belmokhtar ou d’Abou Zeid, deux des principales figures du jihadisme saharien avec lesquelles il lui est arrivé de boire le thé, qu’ils sont irrationnels. Mais du Nigérian, si.
Est-il nigérian d’ailleurs ? Selon plusieurs sources, parmi lesquelles les rapports de l’ONU, il serait né dans le village de Shekau, dans l’État de Yobe, tout près de la frontière avec le Niger. Mais à Paris comme dans d’autres capitales, on le pense nigérien. L’année de sa venue au monde est tout aussi floue. Il serait né en 1965, ou en 1969, ou en 1975… Certains se plaisent même à affirmer que celui qui se fait passer pour Shekau n’est pas Shekau. Le vrai aurait été tué en 2012.
Un professionnel de la résurrection
Il faut dire que l’homme est un professionnel de la résurrection. En 2009, il a été donné pour mort avant de refaire surface un an plus tard. Même chose en 2013. Le fait qu’il ne soit pas apparu en public depuis cinq ans, que même ses hommes ne le voient quasiment jamais, qu’il fasse passer ses messages par l’intermédiaire d’un petit groupe de lieutenants triés sur le volet, participe de cette légende.
On signale sa présence au Nigeria, au Tchad, au Cameroun… Ses seules apparitions se résument aux vidéos qu’il transmet aux médias.
Si Shekau est bien l’homme à qui l’on pense avoir affaire, alors on ne sait de son parcours que quelques bribes. Fils de paysans kanouris (la communauté la plus représentée au sein de Boko Haram), il serait venu très tôt à Mafoni, un faubourg défavorisé de Maiduguri. Là, il aurait suivi des cours à l’Institut d’études juridiques et islamiques et y aurait rencontré un certain Mamman Nur, un Arabe shuwa dont les parents étaient venus du Tchad.
C’est Nur qui l’aurait introduit chez Mohamed Yusuf, le fondateur de la secte Jama’atu Ahl as-Sunnah il-Da’awati wal-Jihad (Communauté des disciples pour la propagation de la guerre sainte et de l’islam), qui sera bientôt connue sous le nom de Boko Haram.
Rapidement, les deux hommes gagnent la confiance de l’imam. Ils deviennent ses lieutenants. Dans les cassettes des prêches de Yusuf, Shekau est toujours là, au second plan. Mais le guide semble se méfier de son disciple. Alors que Nur, plus posé, est un bon élève, Shekau ne se distingue guère par son savoir.
Il est plus connu pour sa brutalité et son fanatisme que pour ses prêches. En 2002, selon un rapport d’International Crisis Group (ICG) publié en avril dernier, Shekau mène une fronde. Avec 200 autres adeptes radicaux, il accuse son guide d’être trop proche du pouvoir politique. Ce n’est pas faux et, pour Shekau, ces petits arrangements sont inconcevables. Il s’éloigne de la secte. Puis revient en force. Sous la pression, Yusuf, qui prônait la non-violence, durcit son discours et fait de Shekau son bras droit.
En 2009, après la mort de Yusuf, abattu par la police, Shekau prend la relève. Comme souvent dans ces circonstances, "c’est le plus radical et le plus agressif" (les termes sont d’ICG) qui l’emporte. Donné pour mort en 2009, Shekau se serait en fait réfugié dans l’un des pays voisins : le Cameroun, en l’occurrence.
Selon un homme qui l’a côtoyé et dont le témoignage est cité dans des rapports américains, Shekau n’a "ni le charisme, ni l’art oratoire, ni l’éducation religieuse" de Yusuf. Mais il a le feu en lui et "n’a peur de rien". Depuis sa prise de pouvoir, il orchestre la terreur, au sein de la nébuleuse jihadiste comme en dehors. Chaque année qui passe est pour lui l’occasion de monter d’un cran dans l’horreur.
Avant, Boko Haram ne s’attaquait qu’aux représentants des forces de l’ordre et de l’État. Avec Shekau, les cibles se multiplient. Ce sont d’abord les "mauvais musulmans" et les chrétiens du Nord. Puis les membres du clergé qui s’opposent à la doctrine salafiste, les chefs coutumiers, les "collaborateurs" de l’État et enfin tous les citoyens quels qu’ils soient (premier attentat au centre d’Abuja en juin 2011).
En cinq ans, les attentats et les massacres ainsi que la répression aveugle des autorités ont causé la mort de près de 10 000 hommes, femmes et enfants.
Avant de "féliciter" Baghdadi, Shekau avait déjà rompu avec la tactique de Yusuf, qui n’avait de visées autres que locales, en courtisant Al-Qaïda. Plusieurs rapports évoquent les liens qu’il aurait tissés avec Al-Qaïda au Maghreb islamique (Aqmi), avec le Mouvement pour l’unicité et le jihad en Afrique de l’Ouest (Mujao) et avec Ansar Eddine. Selon l’ONU, il aurait envoyé certains de ses hommes se former et combattre au Mali en 2012 et 2013. Aqmi lui aurait fourni du matériel et même, selon Paris, de l’argent issu des rançons d’otages.
Ces hauts faits lui ont valu d’être inscrit sur la liste noire des terroristes de l’ONU (numéro de dossier : QI.S.322.14) depuis deux mois. Sa tête est mise à prix, tant par les autorités nigérianes (325 000 dollars) que par Washington (7 millions de dollars). Sa folie meurtrière lui a aussi valu de se faire des ennemis au sein du mouvement. Certes, Shekau est à la tête de la faction la plus puissante de Boko Haram.
Mais il ne maîtrise pas tous les rouages de ce qui s’apparente à une hydre à plusieurs têtes et qui compte en son sein des chefs locaux très autonomes. Les spécialistes estiment que quatre à six factions composent le mouvement. L’une d’elles, Ansaru, qui a vu le jour en 2012, s’est ouvertement démarquée de Shekau en raison de ses massacres aveugles. "Shekau court un peu derrière ses troupes. Je ne serais pas surpris par une sorte de coup d’État interne à moyen terme", indique un diplomate basé à Abuja. Mais pour l’heure, c’est lui l’homme fort.
Avec l’enlèvement des lycéennes de Chibok (qu’une rescapée aide ici
à identifier), Shekau a acquis une notoriété mondiale. © Reuters
Ni les moyens financiers ni les moyens militaires de l’État islamique
Sa fureur semble n’avoir aucune limite. En évoquant le califat le 24 août, Shekau a officialisé ce que les services de renseignements de la région avaient observé ces dernières semaines : fini la guérilla menée depuis la forêt de Sambisa. Boko Haram est entré dans une phase de conquête territoriale. "D’un problème local, c’est devenu une menace nationale et régionale", explique un officiel nigérian.
Ces derniers jours, le mouvement a conquis plusieurs localités du Nord-Est, parfois en combattant à l’arme lourde les soldats nigérians, souvent en profitant de leur fuite. Les villes de Damboa, Buni Yadi, Gamboru Ngala et Ashigashiya sont tombées les unes après les autres (la dernière le 26 août). Désormais, le groupe opère librement dans la zone frontalière avec le Cameroun. "Ils sont équipés comme une armée conventionnelle. Ils ont des blindés, des lance-roquettes…
Et ils ont ce que n’ont pas leurs adversaires : le feu sacré", explique un militaire français qui connaît bien la région. Toutefois, ajoute-t-il, Boko Haram "n’a pour l’heure ni les moyens financiers ni les moyens militaires de l’État islamique".
Des observateurs prêtent à Shekau l’ambition de reprendre le flambeau d’Ousmane dan Fodio, le fondateur du califat de Sokoto qui imposa la charia dans tout le nord du Nigeria (et même au-delà) au XIXe siècle. Avant sa mort, Abul Qaqa, un proche de Shekau, avait prévenu : "Notre objectif est de revenir au Nigeria d’avant la colonisation, quand la charia était la loi appliquée à tous." Si tel est le cas, Shekau, tout fruste qu’il en a l’air, ne peut ignorer que les "réformateurs" de l’époque, quoique inférieurs en nombre et en armement, avaient fini par prendre le dessus. Et que leur règne avait duré un siècle…
La menace n’est plus locale, elle est sous-régionale
Le verdict est d’un haut diplomate ouest-africain : "On ne peut plus considérer la menace Boko Haram comme un problème intérieur au Nigeria. Nous sommes tous concernés." Le Cameroun est aujourd’hui une cible privilégiée des hommes d’Abubakar Shekau. Ils y bénéficient de complicités et leurs incursions sanglantes y sont de plus en plus fréquentes, surtout depuis qu’ils contrôlent une partie de la zone frontalière.
Le 26 août, ils ont tenté de faire sauter un pont reliant le Cameroun au Nigeria. La veille, 500 soldats nigérians ayant fui les combats s’étaient réfugiés en territoire camerounais, comme des milliers de civils ces derniers mois. Le Tchad est également menacé, même s’il est relativement épargné pour l’instant. Le gouvernement a renforcé la surveillance de sa frontière dans la région du lac Tchad – "difficile de la franchir sans être repéré", note un officier français – et insiste pour relancer la coopération sous-régionale en matière de patrouilles et de renseignements. Mi-août, l’armée tchadienne a libéré sur son territoire plusieurs dizaines d’otages enlevés par Boko Haram.
Pour l’heure, le Niger est, des trois pays "en contact" avec l’insurrection jihadiste, le moins exposé. Si les civils affluent en nombre dans la région de Diffa et si les soldats nigérians ont pris l’habitude de s’y réfugier, les heurts avec des éléments de Boko Haram sont rares. Niamey a tout de même lancé une opération (Bouclier) le 18 juillet, dans le but de rassurer la population et de recueillir du renseignement.
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