Côté marocain : « Les Algériens tirent à vue sur nos mulets »

Dans la région de l’Oriental, de nombreux habitants sont devenus experts en contrebande. Les autres dénoncent une séparation absurde qui a coupé liens familiaux et commerciaux.

Une vue d’Oujda (archives) © Hassan Ouazzani pour J.A.

Une vue d’Oujda (archives) © Hassan Ouazzani pour J.A.

FARID-ALILAT_2024

Publié le 8 septembre 2014 Lecture : 5 minutes.

L’histoire que me raconte mon compatriote Saïd Hadef dans un café d’Oujda ne peut être vécue ailleurs que sur cette frontière. En février, ce poète algérien de 54 ans, marié à une Marocaine et installé à Oujda depuis deux décennies, doit se rendre à Oran, dans l’Algérie voisine de quelques kilomètres, au chevet de sa mère.

Faute de moyens pour faire le voyage par avion, Saïd "grille" la frontière. Mais à peine le sol natal foulé, il est interpellé par des militaires puis conduit dans une caserne où il passera trois jours. Présenté devant le procureur de Maghnia, il est accusé d’avoir "quitté le territoire algérien par des voies non frontalières"… Cocasse pour celui qui venait plutôt d’y entrer !

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Au tribunal, Saïd a beau expliquer l’incohérence de cette accusation ainsi que le caractère familial de sa visite, il est condamné à une amende de 20 000 dinars (environ 190 euros). Il fait appel, regagne le Maroc via un passage clandestin avant de retourner par le même chemin à Maghnia pour y être rejugé.

Embarrassé, le juge commue sa peine en sursis. Ce qui n’empêche pas Saïd d’introduire un pourvoi en cassation et de griller à nouveau la frontière pour rejoindre Oujda en attendant la décision de la Cour suprême. "Mon histoire symbolise l’absurdité de cette fermeture qui sépare deux peuples aux destins communs, maugrée-t-il. Sa réouverture est une cause qui doit être défendue des deux côtés."

Une clôture de plusieurs dizaines de kilomètres

Cette histoire est une parmi tant d’autres racontées près de cette bande de terre fermée depuis 1994, mais largement poreuse sur les 500 km qui vont de Saïdia, sur la côte méditerranéenne, à Figuig, dans le désert. Certes, les Algériens ont construit casernes et fortins et creusé une tranchée de plusieurs mètres de profondeur ; bien sûr, les Marocains ont réagi en érigeant une clôture sur plusieurs dizaines de kilomètres ; mais cela ne semble pas dissuader particuliers, familles et contrebandiers de sautiller d’un territoire à un autre.

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Bni Drar, bourgade de 9 000 âmes à 20 km au nord d’Oujda, est l’épicentre de tous les trafics. Riz, semoule, couscoussiers, dattes, pneus et bien sûr carburant… Je ne suis pas dépaysé, tant tout provient de l’autre côté du grillage, de Maghnia, Tlemcen, Tizi Ouzou ou Constantine. L’essence et le gazole algériens, deux fois moins chers, se vendent à tous les coins de rue, et certaines maisons se sont même transformées en stations-service.

Le seul trafic de carburant générerait 3,1 millions d’euros par mois

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La nuit, Abdellah, 28 ans, fait un saut de puce à la frontière distante de 3 km et achemine cette précieuse marchandise sur des motos, à dos-d’âne ou à bord de voitures surnommées mouqatila ("combattante"), tacots déglingués dignes de Mad Max qui sillonnent les sables. Le jour, il écoule ses bidons à même le trottoir. Sauf que depuis le début de l’été, les mesures de surveillance et de sécurité de part et d’autre ont été renforcées.

"Les Algériens tirent à vue sur les ânes et les mulets, se plaint Abdellah. Notre gagne-pain, c’est la frontière. S’ils l’ouvrent, nous crèverons de misère. Demande à ton président de la garder fermée !" Selon diverses estimations, 50 000 familles des deux côtés de la bande frontalière vivraient de la contrebande. Le seul trafic de carburant générerait 3,1 millions d’euros de chiffre d’affaires par mois. Une manne non négligeable pour cette région qui connaît un fort taux de chômage.

Au poste frontalier de Zouj Beghal ("les deux mulets"), presque rien n’a changé. L’accès à ce fort Laramie est toujours obstrué par un fatras de barrières en métal et de blocs de béton. Pour m’y être attardé cinq minutes, j’ai droit à un contrôle d’identité sans conséquence. "Vous êtes algérien ? Qu’est-ce que vous êtes venu faire à Oujda ?" me demande un garde. Rebelote le lendemain et direction le commissariat, où la discussion déborde vite sur l’actualité de mon pays, Bouteflika (qui est né et a grandi à Oujda), feu le chanteur Lounès Matoub… avant de se terminer autour d’un café.

Si Hassan II avait méprisé et abandonné l’Oriental, Mohammed VI a fait de cette région l’une de ses priorités.

À Zouj Beghal, les hôtels qui longent la route frontalière, las d’attendre le retour improbable des touristes algériens qui s’y déversaient durant l’âge d’or de la réconciliation entre Alger et Rabat, ont fermé boutique. Seuls quelques restaurants, convertis en salles des fêtes, survivent. "Une véritable industrie était née autour des Algériens entre 1989 et 1994. Du jour au lendemain, celle-ci s’est effondrée, souligne Mustapha Bouchentouf, 54 ans, banquier à Oujda. Mais aujourd’hui, la fermeture n’est plus perçue comme une calamité. Nous considérons même que vous nous avez rendu service."

Car si Hassan II avait méprisé et abandonné l’Oriental, Mohammed VI a fait de cette région l’une de ses priorités. En vingt ans, Oujda et sa périphérie se sont métamorphosés. Signe parmi d’autres de cette mue, une nouvelle autoroute relie désormais, sur 20 km, la frontière au centre-ville. Elle n’existait pas lors de ma dernière visite, en 2007. Le royaume se prépare-t-il à une éventuelle réouverture ?

Personne n’y croit vraiment… et qu’importe. Routes, aéroport, facultés, centres hospitaliers, galeries d’art, hôtels de luxe, technopôles, logements, jardins publics, hypermarchés… La région a bénéficié d’un vaste plan d’investissement public de quelque 123 milliards de dirhams (environ 11 milliards d’euros) au cours des dix dernières années.

Saïdia, haut lieu du tourisme

À 60 km au nord d’Oujda, la ville de Saïdia partage le même sable que sa soeur algérienne, Marsa Ben M’hidi. Jadis petite station balnéaire, elle est devenue, en quelques années, un haut lieu du tourisme. Chefs d’État africains – comme le Burkinabè Blaise Compaoré en août -, hommes d’affaires et politiques y passent leurs vacances, mouillent leurs yachts dans la marina. Et même certains de mes compatriotes, qui y achètent de nouveau des résidences à 100 000 euros.

"Le Maroc attend qu’Alger daigne rouvrir cette frontière, tranche Driss Houat, président de la Chambre de commerce et d’industrie d’Oujda. Nous préparons l’Oriental de 2020, avec ou sans l’Algérie !"

Plus à l’intérieur des terres, Berkane est au coeur d’un projet visant à transformer sur place les produits agricoles pour les exporter. C’est ici que Noureddine Bachiri, 51 ans, dirige son entreprise d’épices dont la moitié du chiffre d’affaires est réalisé en Algérie (soit 5 millions d’euros). "Avant, notre marché était exclusivement en Algérie, et on y expédiait nos produits par rail, précise-t-il.

Maintenant, nos conteneurs vont à Casablanca puis transitent par l’Europe avant d’arriver à Alger. Une aberration économique ! Néanmoins, cette fermeture a contraint les Marocains à diversifier leurs activités et à prospecter d’autres marchés." L’homme d’affaires m’apprend enfin que lui-même se rend souvent en Petite-Kabylie, ma région natale, et que nous avons des amis en commun. Frontière ou non, le monde est petit.

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