Algérie : une autoroute nommée scandale
Pots-de-vin, rétrocommissions, prestataires et intermédiaires troubles… Cinq ans après l’ouverture de l’instruction, « le projet du siècle » est en passe de devenir l’une des plus grosses affaires de corruption des quinze dernières années. Enquête exclusive.
Mis à jour le 12 janvier 2015 à 18H57 CET, suite à une « précision » envoyée à « Jeune Afrique » par Me Khaled Bourayou (voir ci-dessous).
Ce qui devait être un bref séjour de deux jours en Algérie s’est transformé en calvaire judiciaire pour Chani Mejdoub, consultant international algéro-luxembourgeois, qui encourt aujourd’hui la prison à vie. Lorsque ce dernier débarque le 17 septembre 2009 à l’aéroport d’Alger, il est attendu de pied ferme à sa descente d’avion par des officiers du pôle judiciaire du Département du renseignement et de la sécurité (DRS). Un colonel du même département, ami de l’intéressé, réussit tout de même à convaincre ses collègues de reporter l’interpellation de vingt-quatre heures. Mejdoub se rend alors à l’hôtel El-Djazaïr, ex-Saint-George, où il a ses habitudes. Il y dîne et y passe la nuit.
Précision
Me Khaled Bourayou nous a fait parvenir la précision suivante : « Les propos relatifs à Amar Ghoul qui m’ont été imputés dans l’enquête « Algérie : une autoroute nommée scandale » (J.A. no 2813) ne correspondent pas à ma conception du métier d’avocat, qui est de défendre et non d’accuser. J’ajoute que M. Ghoul s’est montré élogieux à l’égard de mon client, Mohamed Bouchama. »
Le lendemain, il règle ses factures avec sa carte de crédit avant d’être embarqué par des agents du DRS vers une destination inconnue. Pendant vingt jours, il sera longuement interrogé – ses avocats évoquent des « traitements cruels et dégradants » -, puis présenté, le 6 octobre à minuit, devant un juge d’instruction. Au terme d’une audition qui se terminera à 4 heures du matin, il est incarcéré à la prison de Serkadji, à Alger, et inculpé pour corruption, trafic d’influence, blanchiment d’argent et association internationale de malfaiteurs dans le cadre de la réalisation de la fameuse autoroute est-ouest, surnommée « le projet du siècle ».
>>>> Reportage : Algérie – l’autoroute sans fin
Des flux d’argent douteux
Chani Mejdoub est-il tombé à cause d’un règlement de comptes entre intermédiaires rivaux ou bien l’enquête a-t-elle été lancée par le DRS sur la foi d’une alerte visant des flux d’argent douteux sur des comptes bancaires étrangers détenus par des ressortissants algériens ? Toujours est-il que c’est ainsi qu’éclate l’un des deux plus gros scandales de corruption, avec celui de Sonatrach, qui ont émaillé la présidence d’Abdelaziz Bouteflika. Confiée en 2006 au chinois Citic-CRCC et au japonais Cojaal, l’autoroute est-ouest a officiellement coûté au Trésor public 11,4 milliards de dollars (environ 9 milliards d’euros).
Mais alors qu’elle n’est pas encore totalement achevée – elle devait pourtant l’être en 2009 – et que d’importants travaux de réfection et de rénovation ont même déjà été engagés dans diverses régions du pays, son coût a été revu il y a quelques jours à la hausse, à 13 milliards de dollars. Depuis que l’affaire a éclaté voilà plus de quatre ans, différentes estimations ont été avancées pour quantifier le montant des commissions occultes qui ont été versées. On a notamment cité le chiffre de 900 millions de dollars de pots-de-vin, mais rien dans le dossier ne permet de l’étayer avec certitude.
>>>> Algérie : attention (grands) travaux !
Les procès-verbaux des enquêtes, celles du DRS et du parquet d’Alger, dont Jeune Afrique a pris connaissance, n’abordent pas d’éventuels délits de corruption qui seraient intervenus avant l’attribution du marché aux deux consortiums (voir l’encadré ci-dessous). Ces deux enquêtes comportent chacune deux volets qui s’imbriquent, s’entremêlent, avec comme seul dénominateur commun l’appât du gain. Le premier volet concerne de présumées commissions mirobolantes et des avantages en nature touchés plusieurs mois après la conclusion du contrat. Le deuxième est relatif à d’autres contrats accordés par le ministère des Transports ou celui de l’Hydraulique à des entreprises étrangères et qui ont également donné lieu à des versements de pots-de-vin virés sur des comptes en Europe et en Asie.
Mystérieuse majoration
Lors de son audition, le 1er juin 2011, Mohamed Khelladi, ex-directeur de l’Agence nationale des autoroutes (ANA), fait une révélation troublante devant le juge d’instruction. Selon lui, une certaine « Mme Bo », chargée du dossier auprès de Citic-CRCC, mais qui sera relevée de ses fonctions en février 2010, peu de temps après l’ouverture de l’instruction, a « proposé lors des négociations préliminaires un montant de 5 milliards de dollars pour la réalisation » des 528 km qui seront confiés aux Chinois. Khelladi précise devant le magistrat que « ce montant a été utilisé comme un moyen de pression pour déterminer le prix global du projet, qui sera plafonné à 11 milliards de dollars ».
L’appel d’offres international est lancé le 23 juillet 2005. Le projet sera officiellement attribué le 15 avril 2006. En l’espace de quelques mois, l’offre des Chinois a été majorée de 1,2 milliard de dollars. Du coup, le témoignage de Khelladi suscite des interrogations.
À quoi correspond cette majoration substantielle ? À des rétrocommissions au profit de responsables algériens et étrangers ? Et si Khelladi évoque l’existence de « négociations préliminaires » avec les Chinois, cela veut-il dire que l’appel d’offres auquel avaient soumissionné l’américain Betchtel, le consortium franco-allemand Vinci-Razel-Bilfinger, le groupement italien Italia ou le portugais Luso Group, était entaché d’irrégularités ? Les Chinois ont-ils été favorisés au détriment de leurs concurrents ? Impossible de le dire tant que le magistrat instructeur n’aura pas jugé opportun d’approfondir la question…
Farid Alilat
Dix-huit prévenus
Officiers de l’armée, enfants de dignitaires, responsables de l’Agence nationale des autoroutes (ANA), cadres du ministère des Travaux publics, entrepreneurs algériens et étrangers, c’est une myriade d’acteurs qui ont gravité autour de cette affaire. Même l’ex-ministre des Travaux publics, Amar Ghoul, qui a piloté le projet de bout en bout avant d’être nommé, en 2013, à la tête du ministère des Transports, y est impliqué, mais il n’a pas été inquiété. Au total, ils sont dix-huit prévenus, dont certains sont en détention depuis octobre 2009. Si l’instruction a été bouclée le 6 juin 2011, la date du procès n’a toujours pas été fixée. « Nous espérons qu’il pourra se tenir en 2015 », avance timidement Tayeb Belarif, l’un des avocats de Chani Mejdoub.
>>>> Voir aussi : Algérie – Les cinq plus gros scandales de la décennie
Tout a commencé en 2007, quand les dirigeants de Citic-CRCC, chargé de réaliser les tronçons Centre et Ouest (528 km) pour un montant de 6,2 milliards de dollars, s’agacent du retard pris dans le règlement de leurs prestations, qui s’élèvent à 400 millions de dollars, ainsi que des embûches et autres tracasseries administratives auxquelles ils font face. Pour couronner le tout, Alger rejette les garanties des banques chinoises qu’ils ont sollicitées au motif qu’elles ne sont pas connues.
Pour débloquer la situation, les Chinois cherchent un homme qui a de l’entregent. Cet oiseau rare, ils le trouvent en la personne de Chani Mejdoub, 62 ans, père de deux enfants, qui a quitté l’Algérie au début des années 1980 et gère une fiduciaire, ADC Conseil, spécialisée dans la gestion des patrimoines. L’homme a été sollicité dans le passé par des entreprises chinoises pour lesquelles il a obtenu des lettres de garantie auprès de banques européennes dans le cadre de projets remportés notamment au Gabon.
Mettant à profit sa relation avec la fille d’un ancien président de Citic, Chani propose de servir de lobbyiste. Ses arguments ? Il entretient de solides amitiés avec des responsables civils et militaires algériens, capables les uns et les autres d’intervenir. C’est ainsi qu’il signe, à Pékin, courant 2007, un contrat de travail avec des responsables de Citic-CRCC en qualité de consultant, prélude à ses opérations de lobbying. À Alger, Chani rencontre d’abord Hamid Melzi, directeur de la résidence de Club des Pins, station balnéaire à l’ouest de la capitale où résident de hautes personnalités du régime. Les deux hommes se connaissent de longue date. En 1996, Chani était intervenu en sa faveur pour trouver un montage financier au Luxembourg pour la construction de l’hôtel Sheraton d’Alger, dont Melzi avait la charge.
Ce dernier, qui dispose lui aussi d’entregent, le met en contact avec Mohamed Bouchama, secrétaire général du ministère des Travaux publics. Avisé, Chani ne met pas ses oeufs dans le même panier. Il entre en relation avec Mohamed Ouazene, alias Khaled, ancien colonel du DRS et ex-conseiller au ministère de la Justice, qui le recommande auprès de Bouchama. Un autre responsable, Mohamed Khelladi, directeur de l’ANA, lui sera également d’une grande utilité. Bouchama, Ouazene et Khelladi sont tous trois aujourd’hui inculpés.
À quand le procès ?
Ses réseaux d’intermédiaires bien huilés, Mejdoub peut entamer son travail. Non sans succès. Octroi parcimonieux des visas aux ouvriers chinois, problème des indemnisations liées aux expropriations de terrain, indisponibilité du bitume et des agrégats, difficultés liées aux explosifs indispensables pour ouvrir les tronçons difficiles, évitement des canalisations d’eau et de gaz…
Notre conseiller fait sauter les obstacles un à un. Il va même intervenir pour faire libérer deux ressortissants chinois arrêtés par la police algérienne pour transfert illicite de devises. Toutes ces prestations ont un prix : 30 millions de dollars versés, via des sociétés offshore, sur des comptes à Singapour et en Autriche. Aujourd’hui, la justice reproche à Mejdoub d’avoir usé de son influence pour extorquer de l’argent aux Chinois, d’avoir soudoyé des responsables algériens et d’avoir blanchi les fonds perçus. Ses avocats reconnaissent qu’il a bien touché la somme évoquée, mais ils rejettent toutes les charges retenues contre lui.
« Il n’y a pas le moindre début de faits matériels ou de preuves qui attestent que Mejdoub a versé des rétrocommissions à un quelconque responsable directement ou indirectement lié à ce projet, avance Me Belarif. Les paiements faits à Chani par Citic-CRCC, en contrepartie de ses prestations de conseil et d’assistance, ne sont pas illicites. Le dossier judiciaire repose donc sur des accusations générales, vagues et imprécises. »
Me Khaled Bourayou, qui défend Bouchama, en pense autant. Mais lui s’étonne qu’Amar Ghoul n’ait pas été inquiété par la justice alors qu’il a été lourdement chargé par un de ses anciens amis, Addou Sid Ahmed Tajedine, inculpé et en détention depuis 2009. Ce dernier et le ministre se connaissent de longue date. Directeur au ministère de la Pêche, à l’époque où celui-ci était dirigé par Amar Ghoul (1999-2002), Tajedine entretenait de solides relations d’amitié et de travail avec le ministre.
Devant les enquêteurs du DRS, puis face au juge, Tajedine soutient que Ghoul a touché, via un de ses hommes de confiance, Tayeb Kouidri, une commission de 1,25 % sur le contrat de 6,2 milliards de dollars accordés aux Chinois. L’équivalent de 77,5 millions de dollars.
Curieusement, Kouidri a fui à l’étranger en septembre 2009, deux jours après l’ouverture de l’enquête du DRS. A-t-il été exfiltré pour protéger Ghoul ? A-t-il été informé à l’avance de ces investigations ? Une chose est sûre : installé en Suisse, l’homme refuse de répondre aux convocations des juges algériens.
L’autre élément qui ressort du dossier est que Tajedine a largement utilisé ses réseaux de relations pour décrocher de gros contrats au profit d’entreprises étrangères, notamment dans le cadre de la réalisation de cette autoroute, moyennant de fortes rémunérations. Sur la base de commissions rogatoires internationales, la justice a ainsi découvert l’existence de plusieurs virements d’un montant total de 4,2 millions de dollars sur des comptes en Suisse appartenant à Sid Ahmed Tajedine.
Des balivernes ! affirme Amar Ghoul devant le juge d’instruction. Interrogé par écrit en septembre 2010 en qualité de témoin, il nie en bloc les accusations. Pierre Falcone, le sulfureux homme d’affaires qui aurait lui aussi trempé dans le scandale de l’autoroute est-ouest ? Il ne l’a jamais rencontré. La commission supposée de 1,25 % ? Il n’a jamais perçu un centime. Sid Ahmed Tajedine ? Il l’a rencontré une seule fois lors d’un mariage. Bref, Amar Ghoul serait blanc comme neige. Fera-t-on un jour toute la lumière sur cette affaire ? Pas avant la tenue d’un procès. Si procès il y a.
>>>>> Algérie : où en est la lutte contre la corruption ?
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