Livres : un long chemin vers la liberté

Dans un roman saisissant, André Brink se penche sur son histoire familiale. Et narre l’horreur de l’esclavage tel qu’il se pratiquait au XIXe siècle en Afrique du Sud. Un système qu’ont combattu les captifs par tous les moyens, y compris par le droit.

Philida, d’André Brink, Actes Sud. © DR

Philida, d’André Brink, Actes Sud. © DR

ProfilAuteur_SeverineKodjo

Publié le 8 septembre 2014 Lecture : 6 minutes.

"Notre vie entière dépend des autres. C’est justement ça que je ne veux plus." En 1832, dans la province du Caab (Le Cap), une femme se rend auprès du Protecteur des esclaves et porte plainte contre François Brink, le fils de son propriétaire, dont elle a porté les quatre enfants et qui lui avait promis de l’affranchir pour vivre à ses côtés. Mais c’était compter sans la pression sociale et familiale.

Cornelis Brink, le patriarche, maître du domaine de Zandvliet et d’une vingtaine d’esclaves originaire de la région mais aussi du Mozambique et de Batavia (Jakarta), ne l’entend pas ainsi. Son exploitation est au bord du gouffre. Seul moyen d’éviter la banqueroute, pense-t-il : que son fils épouse une femme issue d’une grande famille de notables et à la dot considérable. Lâche, peu enclin à affronter ni son père ni les qu’en-dira-t-on, Frans renonce à Philida et à ses enfants, qui seront alors mis aux enchères lors d’une foire aux esclaves. Amère, Philida découvre que "dans ce pays, la loi a pas le dernier mot" et s’interroge : "Comment qu’une chose comme la liberté peut faire si mal ?"

la suite après cette publicité

Mais, déterminée à ne plus être "un tricot tricoté par quelqu’un d’autre", cette femme courageuse parviendra à imposer aux Blancs le respect qu’ils lui doivent en tant qu’être humain. Et finira, quelques années plus tard, par conquérir aux côtés des siens sa liberté. L’abolition de l’esclavage n’aura pas été accordée par les Blancs mais arrachée de haute lutte par les Noirs, affirme-t-elle. "Je sais maintenant que je suis libre, pas parce que quelqu’un a dit que tel ou tel jour je dois être libre. Je suis libre parce que je suis libre. Parce que j’ai moi-même pris ma liberté. Je l’ai prise et je l’ai choisie." Philida est alors un récit initiatique, celui d’un peuple – composé d’hommes et de femmes aux origines, aux cultures et aux croyances diverses – qui devra découvrir qui il est.

Dans un roman polyphonique d’une puissance narrative reposant sur différents registres, André Brink évoque une page de son histoire familiale et narre, sans faux-semblants et dans toute son horreur, avec ses humiliations quotidiennes, ses sévices ordinaires et ses décapitations pour l’exemple, l’esclavage tel qu’il se pratiquait dans cette partie du continent au XIXe siècle.

À l’image de ce que Steve McQueen a pu montrer sur grand écran de la pratique esclavagiste outre-­Atlantique avec Twelve Years a Slave. Pour ce faire, l’écrivain sud-africain s’est appuyé sur une solide documentation, ce qui lui a permis de faire de ce récit un grand roman historique. Au-delà de l’intrigue, c’est tout un système que l’ancien militant, qui lutta contre la ségrégation raciale, ausculte. Un système qui, certes, s’effondre mais qui ne disparaîtra pas pour autant et donnera naissance à l’ignoble régime de l’apartheid un siècle plus tard.


Esclave sculptée paaa Friedrich Goldscheider au XIXè siècle. © DR

Bonnes feuilles

Le commissaire au visage bronzé poursuit la vente. Au fur et à mesure que le vin se répand dans son corps, son débit s’accélère. Ce n’est pas l’un des nouveaux fonctionnaires nommés par le gouvernement directement en Angleterre, tous militaires à la retraite qui n’acceptent d’inepties de personne : c’est un fermier de cette rude région frontalière. Quand il y pense, il ordonne à un pâle fonctionnaire grincheux de traduire la procédure d’anglais en néerlandais mais, pendant de longs moments, il oublie, et personne ne se soucie de le lui faire remarquer. Non que cela importe beaucoup, car le public a l’habitude du rituel et les enchérisseurs interviennent de façon désordonnée, comme ils ont coutume de le faire.

Au tout début, un enchérisseur se comporte mal. Il se fraye un chemin jusqu’au premier rang, contre la table massive : il a une longue kierie à la main. Cette kierie, semblerait-il, n’a pas vocation à servir de canne. De toute évidence, dans la petite caboche sans encolure de l’enchérisseur fermentent d’autres idées. Philida apprendra plus tard de la bouche de ouma Nella qu’il s’appelle Magiel Christoffel Botma mais, d’ordinaire, on l’appelle par ses initiales, Emcé. Quelques minutes à peine après l’ouverture des enchères, il positionne la kierie entre les chevilles de Philida et remonte l’ourlet de sa longue jupe. Sans cesser de fixer les montagnes à l’horizon, elle recule d’un pas. L’homme se penche en avant pour rester au plus près d’elle et recommence à l’inspecter du bout de sa kierie, cette fois entre les genoux. Plusieurs badauds ricanent, se tapant réciproquement les côtes, et leurs commentaires sont de plus en plus salaces. Après un moment, le commissaire, s’apercevant enfin de la situation, lève la tête. Ses yeux plutôt proéminents clignent rageusement.

Silence ! beugle-t-il depuis son fauteuil. Arrêtez ce raffut !

On dirait qu’il sonne la charge. Magiel Christoffel Botma sursaute ostensiblement, lâche sa kierie, se penche pour la ramasser et, en se redressant, soufflant fort, se cogne la nuque contre la table. De ses lèvres glisse une bille de salive.

Le commissaire avance le bras pour protéger sa pile de registres. Que faites-vous, malotru ? tonne-t-il.

Il voulait seulement s’assurer que les jambes de la meid se rejoignent quelque part, explique un badaud, plié de rire. Il faut bien vérifier avant d’acheter.

La foule se moque et frétille.

Arrière ! ordonne le commissaire d’une voix de stentor.

Staan troei ! traduit l’interprète inutilement.

Cent livres, reprend le commissaire. Qui dit cent dix ?

Mille quatre cents rix-dollars, traduit l’interprète. Et dépêchez-vous, Son Honneur n’a pas toute la journée.

Philida continue de fixer le lointain et prétend ne rien entendre. Elle n’est plus là.

De son côté, Magiel Christoffel Botma enrage et n’est pas d’humeur à accepter davantage de merde d’un Anglais. Il retourne à la table, dont il agrippe le bord des deux mains. On dirait qu’il a l’intention de s’approcher encore de Philida. S’ensuit un nouveau remue-ménage. Plusieurs compères l’encouragent, d’autres voudraient intervenir. La table se met à branler.

Alors, Philida n’en peut plus et plante son talon sur la main de l’homme.

Alors, ouma Nella descend de la charrette et s’approche. Laissez-la tranquille, duusman ! crie-t-elle derrière lui.

Il se retourne, chancelant sur ses jambes défaillantes et, de toute évidence, perd son sang-froid lorsqu’il voit qui parle.

La ferme, blarry meid ! lance-t-il, levant sa longue kierie en guise d’avertissement.

Ce n’est pas ta meid, grosse merde ! Cornelis Brink se joint à la mêlée. Sans doute est-il de petite taille mais il est manifestement prêt à en découdre. Avant que quiconque ne comprenne ce qui se passe, la situation menace de dégénérer. Cornelis attrape l’homme par son épaule anguleuse et, d’un geste furibond, le pousse de côté.

Pourquoi tant s’énerver pour une simple meid ? geint Magiel, les larmes aux yeux, brusquement, essayant de s’esquiver.

Cornelis le ramène si vite que l’homme filiforme en a le souffle coupé.

Elle n’est la meid de personne, prévient Cornelis, bouteille en main, tanguant sur ses jambes et grognant comme un chien de garde. Elle n’est la meid de personne, m’entends-tu ? Une fois encore, il énonce chaque mot séparément et très nettement. C’est ma mère.

Soudain, un silence de plomb tombe sur la grande place poussiéreuse devant le drostdy.

Ouma Nella lève la tête. Je suis une femme libre, déclare-t-elle, lèvres pincées, glissant la main dans les plis de sa robe pour en sortir une feuille de papier avec un cachet rouge en relief. Je peux dire ce que je veux. Maintenant, ferme ton clapet ou je le ferai à ta place.

La foule gronde et bourdonne comme un nid d’abeilles, mais personne n’ose approcher. Désormais de la couleur d’une figue trop mûre, le commissaire s’essuie les joues à l’aide d’un immense mouchoir blanc. Poursuivons, ordonne-t-il. On dirait un ordre lancé à un peloton d’exécution. 

la suite après cette publicité

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Contenus partenaires