Turquie : Erdogan, du Coran au sérail
Pour l’enfant du quartier populaire de Kasimpasa, c’est la consécration. Élu président le 10 août, le Premier ministre sortant Recep Tayyip Erdogan compte renforcer encore son emprise sur le pays. Objectif : modifier la Constitution et s’arroger tous les pouvoirs.
Il était Premier ministre depuis 2003. Ce 28 août, dix-huit jours après sa victoire dès le premier tour de scrutin (51,7 %) au suffrage universel direct – une première dans l’histoire du pays -, il sera officiellement président. L’aboutissement d’un rêve pour ce fils d’un garde-côte de Rize (mer Noire) qui a grandi dans le quartier populaire de Kasimpasa, à Istanbul, auprès de garçons des rues dont il a gardé le parler et les manières rudes.
À 60 ans, Recep Tayyip Erdogan se fixe pour objectif de rester au pouvoir jusqu’en 2023, date du centenaire de la République instaurée par Mustafa Kemal Atatürk, ce "père des Turcs" qu’il déteste pour son impiété tout en l’admirant pour sa poigne, et qu’il aspire à supplanter dans la mémoire collective. Sa victoire, la neuvième consécutive pour l’AKP, il la doit à son talent de tribun et à son pragmatisme. Car en fondant ce parti en 2001 et en élargissant sa base islamiste pour le transformer en un mouvement attrape-tout adossé à une bourgeoisie anatolienne pieuse, conservatrice et affairiste en pleine expansion, Erdogan a su tirer les enseignements du passé.
Première leçon : face à une armée gardienne de la laïcité, l’islam politique trop voyant et bruyant n’avait aucune chance de s’imposer. "L’imam Beckenbauer" (comme on le surnommait, en référence à sa ferveur et à son passé de footballeur semi-professionnel) n’a jamais oublié comment son mentor, le Premier ministre Necmettin Erbakan, accusé d’infiltrer ses hommes dans les rouages de l’État, fut forcé à démissionner en 1997 lors d’un coup d’État dit "postmoderne".
Deuxième leçon, un an plus tard : Erdogan, alors maire d’Istanbul, voit sa propre ascension politique entravée par une peine de prison pour avoir cité, lors d’un meeting, quelques strophes d’un poète ultranationaliste : "Nos minarets seront nos baïonnettes, nos mosquées nos casernes, nos croyants nos soldats…"
Erdogan, le réformateur
À la suite de ces amères expériences, Erdogan se proclame "démocrate musulman", prône l’adhésion à l’Union européenne, courtise des lobbies juifs américains… et, en 2002, mène l’AKP à la victoire. À l’époque, le camp laïque l’accuse d’attendre son heure pour imposer son modèle de société et le renvoie dans les cordes lorsqu’il tente d’autoriser le port du foulard dans les universités (il parviendra à ses fins plus tard).
En Occident et auprès de nombre de politiciens turcs de centre droit ou d’intellectuels ex-"maos", Erdogan passe pour un réformateur. "Il était alors courageux, ouvert d’esprit, pas sournois", soupire Bülent Kenes, rédacteur en chef de Today’s Zaman, à qui le futur président intente aujourd’hui deux procès en diffamation – son journal appartient à la confrérie de l’imam Fethullah Gülen, ex-allié d’Erdogan devenu son pire ennemi.
"Son gouvernement, pourtant conservateur, a entrepris des réformes, certes incomplètes, qu’aurait dû mener un gouvernement social-démocrate. Il a pris en main le problème kurde : depuis deux ans, le processus de paix progresse. Et la question du génocide arménien fait l’objet de débats. Il y a vingt ans, le seul fait d’en parler pouvait mener en prison", explique Roni Margulies, journaliste et poète réputé, d’obédience trotskiste.
"Erdogan a transformé l’AKP en parti postislamiste et a été, jusqu’au référendum de 2010, très influencé par le discours libéral", renchérit Sahin Alpay, professeur de sciences politiques à l’université Bahçesehir (Istanbul), qui déplore qu’il soit "devenu une personne tout à fait différente". Ah, ce tournant de 2010… C’est à ce moment que, pour ses plus récents contempteurs, l’"Erdogan Ier" en qui ils avaient placé leur confiance s’est mué en un "Erdogan II" autoritaire et cupide, à qui le succès serait monté à la tête après une série de victoires.
D’abord sur les militaires, qui complotaient contre lui et qu’au fil de procès retentissants et avec l’aide des gulénistes il a écartés du champ politique ; ensuite sur les magistrats kémalistes qui, en 2008, ont tenté de dissoudre l’AKP pour "activités antilaïques" ; enfin sur une opposition hétéroclite et usée qu’Erdogan, porté par les performances économiques du pays, n’a pas eu de peine à battre aux élections, allant jusqu’à améliorer ses scores (de 34 % aux législatives de 2002 à près de 50 % à celles de 2011).
Virulent
Mais depuis deux ans, le tableau s’obscurcit. La croissance s’essouffle, l’inflation croît. Surtout, désormais débarrassé de la plupart des contre-pouvoirs, Erdogan s’en prend avec virulence à tous ceux qui ne pensent pas comme lui, n’hésitant pas à stigmatiser des catégories de population et à les opposer entre elles. Une stratégie qui lui réussit dans les urnes.
"Le pays est coupé en deux, cette bipolarisation totale est organisée par le régime, qui joue sur les tensions pour en tirer des bénéfices", résume Hayko Bagdat, analyste politique au quotidien Taraf. De fait, en soudant ses partisans et en accusant tous les autres de traîtrise, Erdogan a résisté à trois crises majeures : le mouvement de contestation de Gezi, en mai-juin 2013 ; un énorme scandale de corruption qui, depuis décembre 2013, l’éclabousse ainsi que son entourage ; et, en mai dernier, le drame de la mine de Soma (301 morts), où il est apparu que la collusion de l’AKP avec le monde des affaires se faisait au détriment des normes élémentaires de sécurité.
À Gezi, Erdogan a répondu par une violente répression ; à Soma, par le mépris ; au scandale de corruption, par une chasse aux sorcières qui a abouti à la révocation ou à la mutation d’environ 20 000 policiers, magistrats et autres fonctionnaires, accusés d’appartenir à la confrérie Gülen et d’avoir comploté contre lui, notamment en le plaçant sur écoute et en diffusant ses conversations sur internet.
Arrivé troisième (9,7 %) de la présidentielle derrière Erdogan (51,7 %)
et Ekmeleddin Ihsanoglu (38,4 %), Selahattin Demirtas, avocat de 41 ans
candidat du HDP (prokurde), est en passe de devenir une figure de proue
de l’opposition. Son programme de gauche, ouvert à tous les "opprimés"
(ouvriers, femmes, minorités…), a séduit bien au-delà du vote kurde. Il a quasiment
doublé ses voix par rapport aux municipales de mars. © AP/Sipa
Pragmatique
Dérive autoritaire du régime, mise au pas de la presse et de la justice, immixtion dans la vie privée de ses concitoyens (sommés de faire au moins trois enfants, de ne pas boire d’alcool ou, pour les femmes, d’accepter la première demande en mariage qui se présente), travaux pharaoniques où se mêlent folie des grandeurs et défiguration des sites, sacrifiés sur l’autel du profit… Rien ne semble l’arrêter. "Il veut concentrer tous les pouvoirs, souligne Sahin Alpay. D’abord pour échapper aux poursuites judiciaires ; ensuite pour continuer de contrôler l’AKP et le gouvernement. Il veut changer le régime parlementaire en régime présidentiel, ce qui ferait de lui le Poutine de ce pays. Et, pour cela, changer la Constitution."
Alors qu’il a nommé, le 21 août, un Premier ministre à sa botte (Ahmet Davutoglu, jusque-là ministre des Affaires étrangères), écartant Abdullah Gül, le président sortant, au discours plus libéral et au charisme plus marqué, Erdogan a les yeux rivés sur les législatives de juin 2015. Pour modifier la Constitution, il lui faut une majorité des deux tiers (367 députés, pari impossible) ou bien obtenir 330 députés et organiser un référendum.
La santé de l’économie, l’issue de sa lutte contre Fethullah Gülen, qui ne le met pas à l’abri de révélations embarrassantes, l’aboutissement du processus de paix qu’il a entamé avec les Kurdes, l’éclosion toujours possible d’un nouveau mouvement de contestation, l’instabilité du Moyen-Orient et ses conséquences pour la Turquie et, enfin, la lente mais perceptible érosion du vote AKP lors des tout derniers scrutins constituent autant de risques qu’il ne peut négliger. Reste à savoir ce qui, chez lui, l’emportera, entre son pragmatisme habituel et le péché d’arrogance qui le guette.
Et la santé ?
Depuis l’annonce de ses deux opérations (2011 et 2012), au cours desquelles on lui a retiré des polypes de l’intestin, Recep Tayyip Erdogan a vu sa santé faire l’objet de spéculations. Selon ses détracteurs, il souffre d’un cancer du côlon, et l’administration de remèdes puissants affecte son état mental. Ses dérapages verbaux et son agressivité seraient dus à un "trouble de la personnalité narcissique", qui se caractérise par une certaine mégalomanie, un comportement hautain, un besoin excessif d’être admiré et un manque d’empathie. Alors qu’il a fait montre d’une vitalité intacte durant sa campagne, d’autres pensent qu’il a simplement succombé… à l’ivresse du pouvoir.
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