Long format : les talibés sénégalais toujours dans la rue malgré les engagements de l’État
Ils sont au moins 44 000, dans les seules villes de Dakar et Saint-Louis. Les talibés, ces enfants âgés parfois d’à peine 5 ans forcés à mendier par leurs maîtres coraniques n’ont pourtant pas fait une ligne dans les discours des candidats à l’élection législative de ce dimanche au Sénégal. Un an après que la présidence a promis de prendre le taureau par les cornes, Human Rights Watch dresse le constat d’un échec.
Au Sénégal, ils sont à la fois omniprésents et invisibles. On les croise dans tous les centres urbains du pays. Petites bandes de mômes dont certains sont âgés d’à peine 5 ans, qui déambulent dans leurs habits dépenaillés avec leur sébile sous le bras, souvent une boîte de conserve sur laquelle le logo d’une marque connue de concentré de tomate se distingue encore. Ils mendient quelques pièces, du riz ou du sucre.
Il y a des lieux stratégiques. À Dakar, la capitale, ce sont les nœuds routiers ou les carrefours commerciaux. Pas les plus chics, bien sûr. Ceux-là ont des agents de sécurité pour chasser cette marmaille qu’on préfère ne pas voir… La majeure partie sont des talibés, des enfants confiés par leurs parents à des maîtres coraniques – ou prétendus tels – qui s’engagent à leur apprendre le Coran.
Dans la réalité, les daraas, les écoles coraniques où ils sont envoyés, sont pour partie des lieux insalubres où les mauvais traitements sont monnaie courante et où le maître des lieux oblige les enfants à mendier. Et si, à la fin de la journée, le montant attendu n’est pas à la hauteur des attentes, le talibé est rossé. Voire pire.
Un sujet absent du débat politique
Ce phénomène de société n’a pourtant pas fait une ligne, ni dans les discours, ni dans les tracts des candidats aux législatives du 30 juillet prochain, qu’ils soient de la majorité présidentielle ou de l’opposition. Pourtant, un an jour pour jour avant le lancement officiel de cette campagne électorale, la question des talibés avait été au centre des débats dans le pays. Le 1er juillet 2016, le président Macky Sall annonçait en effet sur Twitter avoir « ordonné le retrait d’urgence des enfants des rues », au nom de la « protection des droits des enfants ». Il soulignait alors que « l’État prévoit amendes et peines de prison pour ceux mettant leurs enfants dans la rue ».
Pour sauver les #Talibés, l'État prévoit amendes et peines de prison pour ceux mettant leurs enfants dans la rue pic.twitter.com/M61aw5sff8
— Macky Sall (@Macky_Sall) July 1, 2016
Le lancement soudain de cette opération avait alors surpris, aussi bien au sein des services de l’État que des ONG agissant dans le domaine de la protection des droits des enfants. Certains soulignant même que l’opération avait été opportunément lancée alors que, quelques jours seulement auparavant, le département d’État américain − dans son rapport 2016 sur la traite des personnes – avait mis en garde le Sénégal contre d’éventuelles restrictions à la coopération bilatérale si le gouvernement ne réagissait pas pour réduire l’ampleur du phénomène.
L’opération « retrait » a été un échec
Un an après, l’opération est un échec. En mars, le gouvernement a publié un rapport, faisant état de 66 opérations de retrait des enfants des rues, menées en fait pour l’essentiel dans les trois premiers mois de l’opération. Au total, 1 547 enfants ont été retirés de la rue, envoyés dans des centres d’accueil − deux ont participé à l’opération − avant d’être remis dans les 48 heures, soit à leurs familles, soit à ceux-là même qui les forcent à mendier : les maîtres coraniques à qui ils avaient été confiés.
L’idée de départ est bonne, mais sans préparation, sans coordination, ça n’a aucune efficacité
Ce constat, documenté par Human Rights Watch dans un rapport public rendu le 11 juillet, n’a pas été une surprise pour les acteurs non-étatiques intervenant dans le domaine de la protection de l’enfance au Sénégal, souvent depuis de nombreuses années.
« L’opération n’avait pas été préparée. Les enfants ont été retirés de la rue de manière parfois brutale, sans préparation. Ensuite, ils ont été envoyés dans des centres pendant deux ou trois jours, mais il y a un déficit de place d’accueil à long terme. La plupart ont été remis directement aux maîtres coraniques. L’idée de départ est bonne, mais sans préparation, sans coordination, ça n’a aucune efficacité, et ça a même été un traumatisme pour certains enfants, qui ne comprenaient pas ce qu’il se passait », explique le responsable d’une structure d’accueil, sous couvert d’anonymat de peur de froisser ses interlocuteurs au sein des services de l’État.
Une aide financière versée à seize daraas
Sur les 1547 enfants concernés par les opérations, 1089 étaient identifiés comme des talibés. Les autres étaient souvent de très jeunes enfants, « retirés de la rue » alors qu’ils mendiaient aux côtés de leurs parents. « Le ministère de la Famille et les centres d’accueil pour enfants ont finalement renvoyé plus de 1 000 talibés à leurs maîtres coraniques, sans qu’aucune inspection officielle n’évalue les conditions de vie dans leurs daraas, et sans qu’aucune enquête officielle n’ait été ouverte sur les maîtres coraniques qui les avaient forcé à mendier », écrit HRW dans son rapport. En clair, l’opération a permis à 89 enfants talibés d’être réellement sortis des daraas dans lesquels leurs maîtres coraniques les obligeaient à mendier.
Près d’1 million de F CFA a été attribué à seize daraas dont les talibés avaient été retirés
La loi du 10 mai 2005 interdit pourtant l’exploitation de la mendicité d’autrui au Sénégal. Mais le texte n’est pas appliqué. Les maîtres coraniques dont les talibés ont été identifiés ont même, dans le cadre de l’opération, bénéficié d’une aide financière de la part de l’État. Seize daraas dont les talibés avaient été « retirés » se sont même partagé une enveloppe de près d’1 million de F CFA allouée par le ministère de la Famille, souligne HRW.
L’argument étant de palier au manque de moyen qui favoriserait le recours à la mendicité. Une stratégie que récuse HRW, qui demande au gouvernement « d’interrompre immédiatement les financements publics et les subventions de toutes les écoles coraniques où les enfants sont forcés à mendier ou à vivre dans des conditions inacceptables ».
Les freins à l’interdiction de la mendicité forcée
Une position de principe qui fait débat. En 2014, une campagne de modernisation des daraas avait été lancée au Sénégal. L’objectif étant alors de permettre aux écoles coraniques traditionnelles de continuer à proposer une offre éducative correspondant à la demande de certains parents, tout en garantissant de bonnes conditions de vie aux enfants.
Un projet de loi portant modernisation des daraas est dans les cartons depuis plusieurs années, les députés élus pour cette nouvelle législature pourraient avoir à l’examiner. Mais les réformes proposées ont rencontré de fortes résistances, notamment parmi les maîtres coraniques, malgré un accord de principe affiché par les principales autorités religieuses du pays, notamment dans la hiérarchie des confréries mourides et tidianes, les deux principales du Sénégal.
Si j’avais les moyens de subvenir aux besoins de ces enfants, je ne les enverrais pas mendier
Rencontrés en mai dernier, Serigne Massamba Cissé, maître coranique à Thiaroye, une ville de la banlieue populaire de Dakar, assume avoir recours à la mendicité des enfants. Le système est très organisé, codifié. Dans son daraa − une petite concession dans laquelle sont accueillis 72 enfants qui lui ont été confiés « par des parents à qui je donne régulièrement des nouvelles des enfants », assure-t-il −, les talibés dorment sur place, dans de petites pièces qualifiées de « dortoirs ». Ils se lèvent à 4h du matin et mémorisent le Coran jusqu’à 7h. Ils récitent ensuite les versets appris devant leur maître avant de partir mendier, « de 7h à 9h », affirme le marabout. Ils recommenceront l’opération ensuite « entre 13h et 15h ».
Serigne Massamba Cissé affirme être obligé d’en passer par là. « Si j’avais les moyens nécessaires pour subvenir aux besoins de ces enfants, m’occuper de leur santé et faire en sorte qu’ils vivent dans de meilleures conditions, je ne les enverrais pas mendier. » La charge est en effet importante : il faut assurer les besoins des 72 enfants − que le maître coranique évalue à 20 000 francs CFA par jour −, mais aussi du maître coranique et de sa famille. Et Serigne Massamba Cissé a quatre épouses.
Affirmant être conscient de l’illégalité, théorique, de sa pratique, il ne compte cependant pas y mettre un terme dans l’immédiat : « Celui qui veut m’interdire de faire mendier les enfants doit trouver une solution, car les écoles françaises touchent de l’argent, et pas moi. »
Certains daraas proposent un autre modèle
Autre quartier, quatre daraas. Autre vision des choses, également. À Guédiawaye, dans la banlieue de Dakar, les talibés qui suivent l’enseignement de l’Imam Mouhamadou Niasse ne mendient pas. Le lieu où il enseigne le Coran n’est pas très différent de la plupart des daraas : un espace aménagé en extérieur, sous un couvert de béton. Quelques tapis posés au sol et, pour tout équipement pédagogique, les tablettes de bois sur lesquelles il inscrit les versets du Coran que le talibé doit apprendre. L’encre est constituée d’eau et des cendres du foyer qui sert à chauffer le repas des enfants. Mouhamadou Niasse assure aussi les cérémonies religieuses lors des mariages et décès dans le quartier. De quoi assurer un petit revenu.
Considérer qu’il faut les maltraiter ou les forcer à mendier est, à mon avis, contraire à l’Islam
Surtout, il s’appuie sur un comité de gestion pour assurer le fonctionnement de son école coranique. « Quand j’ai pris conscience qu’il y avait du danger dans la rue, je me suis dit qu’il fallait arrêter d’envoyer les enfants mendier. Puisque le daraa est dans une mosquée, et que cette mosquée est installée dans un quartier, j’ai tenu à élaborer un projet qui me permette d’instaurer un comité de gestion du daraa. Il met à contribution les parents et les autorités locales ainsi que des mécènes, qui m’aident à entretenir le daraa », explique Mouhamadou Niasse. La plupart des enfants dont il a la charge habitent dans le quartier, et rentrent dormir chez eux chaque soir. Et pour ceux qui habitent plus loin, un réseau de « marraines » les accueille pour la nuit.
Autre argument que l’imam Mouhamadou Niasse écarte : celui du présumé apprentissage de l’humilité que favoriserait la mendicité. Un argument parfois avancé par ceux qui s’opposent à l’interdiction de la mendicité des enfants. « Regardez les enfants, ici : ils sont assis au sol, apprennent tous de la même manière. Il n’y a pas de différence entre eux. Ils apprennent à respecter l’autre de cette manière, quelle que soit leur origine. Considérer qu’il faut les maltraiter ou les forcer à mendier est, à mon avis, contraire à l’Islam », explique-t-il.
Un discours qui « me vaut beaucoup d’ennemis et de critiques », glisse-t-il. Ce qui ne l’empêche pas de multiplier les interventions dans les conférences pour plaider en faveur du modèle qu’il a mis en place.
Application plus ferme de la loi ou moyens supplémentaires ?
« Pour nous, c’est un daraa modèle, c’est comme cela qu’ils devraient tous être », souligne Abdou Fodé Sow, responsable du centre d’accueil Yaakaaru Guneyi de Guédiawaye, qui a reçu une partie des enfants placés après avoir été retirés de la rue. Le constat qu’il dresse fait directement écho au rapport de Human Rights Watch.
Ce sont des enfants qui font l’objet de maltraitance
Le plus souvent, les talibés vivent « dans des espaces en ruine. Ils n’ont ni eau, ni électricité, et ils dorment à même le sol ». Surtout, « ce sont des enfants qui font l’objet de maltraitance : ils sont battus par les grands talibés, qui leur demande d’amener de l’argent pour le maître coranique et pour eux », insiste le travailleur social. Abdou Fodé Sow évoque également des cas « d’abus et d’agressions sexuelles ». Une pression constante qui pousse une partie d’entre eux à fuir les daraas. « La rue devient l’espace de sécurité, où ils peuvent trouver la paix. »
Face à ce constat, la seule solution est selon lui une application ferme de la loi. Il plaide aussi pour une meilleure coordination entre les services de l’État et les acteurs non-étatiques qui − de fait − assurent l’essentiel de la prise en charge des enfants des rues. La « timide » efficacité de l’opération de retrait des enfants des rues est, pour Abdou Fodé Sow, le signe de ce manque de coordination : « Un seul ministère l’a porté, or le problème de la protection de l’enfant est une affaire transversale qui aurait dû amener tout le monde à aller ensemble autour de la déclaration du président de la République. »
Un an après le début de l’opération « retrait des enfants des rues », Niokhobaye Diouf, directeur de la Protection de l’enfance au sein du ministère de la Famille, refuse de parler « d’échec ». Mais il reconnaît que le rapport de Human Rights Watch reflète la réalité et qu’il « permet d’interpeller à nouveau les différents acteurs pour que l’on applique vraiment les engagements pris ». Niokhobaye Diouf en appelle aux bailleurs de fonds internationaux, pour les inciter à apporter leur écot à un plan de 14 milliards de francs CFA (21,3 millions d’euros). Ce plan doit permettre « en trois ans, de régler ce problème ».
Il faut retirer les enfants des rues, oui, mais avec des moyens
Pour l’instant, seulement 141 millions de francs CFA (215 000 euros) ont été trouvés : 100 millions venus de la présidence, 33 millions de la Cedeao et 8 millions de l’Unicef. « Nous avons proposé un projet viable, à l’échelle nationale, estimé à 14 milliards. Je pense que les partenaires devraient nous suivre, au lieu de continuer à mettre l’accent sur la présence des enfants dans la rue… Il faut retirer les enfants des rues, oui, mais avec des moyens. Il faut accompagner l’État, je crois, dans ce sens. »
Il regrette que ce problème n’ai pu trouver d’écho dans la campagne électorale qui se termine au Sénégal. « Les politiques sénégalais ne se sont pas saisis du problème. Ils ne sont pas assez sensibilisés à la question de la protection de l’enfance », note Niokhkobaye Diouf. « Nous avons besoin qu’un vrai débat soit posé : quelle société voulons nous pour nos enfants ? », plaide-t-il, avec le sentiment sans doute de prêcher dans un désert.
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