Législatives au Sénégal : le mauvais feuilleton des cartes électorales
La polémique autour de la distribution des cartes d’identité biométrique, qui doivent permettre aux Sénégalais de voter aux élections législatives ce dimanche, n’en finit pas. Des accusations de fraude, un contrat sous-estimé, une société étrangère épinglée en 2009 par la Cour des comptes… Retour sur une affaire qui a empoisonné la campagne électorale.
Depuis des jours, les électeurs sénégalais se pressent en nombre devant les différents bureaux de la Commission électorale nationale autonome (Cena), afin d’obtenir leur carte d’identité biométrique de la Cedeao. Depuis l’expiration des anciennes cartes le 30 avril 2017, celle-ci est obligatoire pour voter aux élections législatives ce dimanche.
Seul bémol : de l’aveu même du ministère de l’Intérieur, seulement 70 % des précieuses cartes ont été distribuées. Pire encore, 800 000 unités ne pourront être éditées. Pour sortir de l’impasse, le président Macky Sall a saisi en début de semaine le Conseil constitutionnel, afin d’autoriser les Sénégalais à voter avec leur ancienne carte d’identité, leur carte d’électeur ou leur passeport. Une demande acceptée deux jours plus tard par les magistrats, à condition que les électeurs présentent « leur récépissé d’inscription » sur les listes électorales.
Des premières alertes dès l’automne 2016
Comment expliquer ce micmac invraisemblable ? Des premières alertes sur le rythme de fabrication des cartes apparaissent pourtant dès l’automne 2016. Le 27 septembre, le ministère de l’Intérieur annonce dans un communiqué la suspension de la production, à cause de « travaux d’installation des nouveaux équipements prévus pour la mise en place de la nouvelle carte ». À cette date, seulement 120 000 unités ont alors été produites.
Signe de l’impréparation du ministère, celui-ci avait demandé un mois plus tôt, le 26 août, l’autorisation à la Direction centrale des Marchés publics (DCMP) de lancer plusieurs appels d’offres en urgence et par entente directe (avec un nombre restreint de candidats) pour l’acquisition de véhicules et la réhabilitation de sous-préfectures ou de commissariats de police, d’un montant global de plus de 220 millions de F CFA. Des travaux rendus urgents par les longues files d’attente pour obtenir sa carte d’identité biométrique.
Mais la DCMP a jugé la procédure contraire au droit, obligeant finalement le ministère à saisir le Comité de règlement des différends. Le 30 novembre 2016, ce dernier rend finalement une décision favorable au ministère en notant toutefois « un défaut de planification » de sa part.
Des projections faussées dès le départ
Des atermoiements juridiques auxquels s’ajoutent une sous-estimation dramatique du nombre de cartes à produire et distribuer. Les autorités avaient prévu quatre millions de Sénégalais inscrits sur les listes électorales. « En réalité, nous avons eu six millions d’inscrits », affirme Doudou Ndir, président de la Commission électorale nationale autonome. Des projections faussées lourdes de conséquences, le processus de fabrication des cartes étant particulièrement complexe. « Celles-ci comportent pas moins de 17 clefs de sécurité, précise une source proche de la présidence. On ne peut pas les produire dans la précipitation. »
À cela s’est ajoutée une distribution chaotique au sein des différentes commissions administratives. « Il faut dire que de nombreux Sénégalais s’y sont pris au dernier moment ou n’ont pas eu la patience d’attendre pour recevoir leurs cartes », juge Doudou Ndir.
« Une confusion entretenue à dessein »
Mais ces explications ne convainquent pas les membres de la Coalition gagnante/Wattu Sénégal, dont le principal parti est le PDS d’Abdoulaye Wade, qui pointent le risque de fraude électorale. Suite à l’avis du Conseil constitutionnel le 26 juillet, il a dénoncé dans un communiqué « une confusion entretenue à dessein pour priver une partie importante des Sénégalais de leur droit de vote ». « (Nous) demandons aux citoyens de se mobiliser dès à présent jusqu’à la proclamation des résultats pour protéger leur vote contre les fraudeurs qui, après avoir volé leurs cartes, feront tout pour violer leur vote », conclut le communiqué.
Ces accusations sont réfutées en bloc par notre source proche de la présidence. « Il existe au moins quatre niveaux de contrôle rendant impossible toute manipulation, détaille-t-elle. Premièrement, l’opposition dispose des registres électoraux. Ensuite, les agents de la Cena veillent au bon déroulé du scrutin. Ils sont accompagnés des observateurs sénégalais et étrangers, qui se rendent où bon leur semble. Enfin, depuis 2000, les médias peuvent diffuser en direct les procès-verbaux dans les bureaux de vote. »
Une petite révolution qui a un prix
Le lancement de la carte d’identité biométrique avait pourtant été célébré en grande pompe. Faisant office à la fois de document d’identité, de permis de conduire et de carte d’électeur, celle-ci doit également permettre aux Sénégalais de circuler librement au sein des quinze autres pays membres de la Cedeao.
Une petite révolution qui a néanmoins un prix : environ 50 milliards de F CFA (soit 76 millions d’euros). Conclu avec Iris Corporation Berhad, une société malaisienne cotée à la bourse de Kuala Lumpur, ce marché prévoit la fourniture de 10 millions de pièces d’identité sur une période de dix ans, réglées par des versements annuels de 10 milliards de F CFA. Ces montants élevés contrastent avec ceux observés habituellement sur le continent. En Algérie, le marché des cartes d’identité biométriques (environ 24 millions d’unités) a par exemple été décroché par le groupe Gemalto pour un montant de 17 millions d’euros.
Autre incongruité : en 2007, la société malaisienne avait déjà remporté le marché de fabrication des passeports biométriques au Sénégal, pour une durée de 20 ans. Un contrat chiffré à environ 118 milliards de F CFA (soit 180 millions d’euros), jugé « irrégulier » et « non conforme à l’intérêt général » par la Cour des comptes dans un rapport annuel publié en 2009. Parmi les griefs recensés, les magistrats ont noté pêle-mêle des centres de dépôt et de production de passeports en sous-effectifs ; une production annuelle de passeports largement surestimée ; et l’absence de dispositions pour « assurer la confidentialité et la protection de l’information fournie par l’État sénégalais » à Iris Corporation Benhard. Un réquisitoire en règle qui n’a, semble-t-il, pas empêché le ministère de l’Intérieur d’avoir de nouveau recours à cette société en 2016.
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